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Accueil > Revue Intemporelle > No6 - Entre l'envol et la chute...

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Christiane Singer (suite et fin)

La souffrance en amour - si terrifiante, si variée - apparaît partout où il y a tension - où l'un ou l'autre se cramponne - partout où cette formidable énergie, qui ne demande qu'à nous traverser sans relâche est bloquée. La passion est destructrice parce que je tente de la retenir, d'en faire ma chose, ma propriété.

Or, je souffrirai jusqu'à en mourir - et beaucoup savent que ces mots ne sont pas exagérés - jusqu'à l'instant où je "passerai au travers". Le sens de la souffrance, c'est de traverser. Nous vivons dans une époque tellement poltronne qui nous protège, qui nous apprend surtout à ne pas souffrir, à rester en surface, à ne pas entrer dans les choses. Tout est superficiel.

Or "il n'est pas de petites portes, il n'est que de petits frappeurs". La passion nous offre une chance de traverser le mur des apparences.

Mon Héloïse exprime cela mieux que moi.

"J'ai eu un rêve cette nuit:
J'errais dans une ville à la recherche de ma maison. Je reconnaissais bien ma rue, les maisons environnantes, mais impossible de déceler l'entrée. J'ai repassé dix fois sans la trouver. Et quel soulagement, pour finir, d'en découvrir l'interstice, la fente entre deux murs!

Ainsi m'a-t-il fallu, pour rentrer enfin à la maison, trouver dans le familier, la faille où pénétrer. Elle est là, plus proche que je ne l'avais soupçonné, dans le gras même du vécu. La plus haute espérance est au coeur du plus proche et du plus familier. Là où je passe et repasse indéfiniment sans la voir. Ta présence !

Dieu, ta présence à mon être, ta déchirante, exultante présence est au plus aigu de mon désir, au coeur de ma passion. Abélard et toi ne font qu'un ! Je ne l'ai pas joué contre toi ! Je ne l'ai pas préféré ! J'ai frappé en vain à mille portes!

En vain j'ai tout tenté pour me délivrer de la souffrance d'être séparée, en vain j'ai tourné mes regards vers les quatre horizons! D'où me viendra le salut? Du milieu même de l'amour, tu me regardes, et voilà que je ris aux éclats, oui !

Le monde n'est que ton jeu de masques ! Sous toutes les apparences, le même visage, sous tous les visages, le même sang, sous toutes les écorces, le même aubier! Présent dans chaque être, différent en chacun de nous, unique dans l'infini multiplié, partout incognito, passager clandestin de nos entrailles, ton corps est composé de tous nos corps.

Ce que je croyais séparé vibrait en toi depuis toujours! Aucune tentative de fuite qui ne nous ait ramenés en toi! Traverser l'épaisseur des choses au plus dru, au plus dense est encore le plus sûr chemin. Pour sortir de ma prison et Te rejoindre, il n'y avait que les murs à traverser!"

L'expérience de l'amour, c'est cela. L'expérience de l'amour est que, portée à son incandescence - que nous aimions notre enfant, notre amant, notre amante - dans la traversée, dans la trouée, nous entrons toujours dans la dimension du sacré.

On a tout à fait tort quand on dit que l'amour est aveugle. Je crois qu'il faudrait dire bien davantage que l'amour est visionnaire, c'est-à-dire qu'il voit dans l'être aimé la divinité qui l'habite. L'amour voit tout.

Naturellement. Pas d'une manière réaliste et au niveau des preuves, mais dans la lucidité de la seule ferveur. C'est ce qui importe. L'amour est là comme cet apprentissage à nous faire entrer dans la ferveur. En toute chose la mesure est importante et désirable, mais en amour la seule mesure est la démesure.

Dans n'importe quelle forme d'amour, dans celui que nous portons à nos enfants, dans celui que nous portons aux hommes et aux femmes que nous aimons. La seule mesure est la démesure parce que c'est la seule qui nous fait entrer dans la ferveur et dans le sacré.

Mais comment pardonner quand on a beaucoup souffert ?
Il est important de comprendre que chaque réconciliation, chaque pardon a un rayonnement sur l'entière société. "Réconcilie-toi d'abord avec ton frère et reviens après." Cela signifie que nous devons aller nous réconcilier avec nos hommes, nos femmes, et revenir après pour discuter! Vous vous rendez compte de ce que cela signifie ? Nous réconcilier avec ces qualités qui nous habitent, avec ces haines, ces ressentiments qui sont en nous et qui, à un autre niveau, engendrent la guerre sur Terre?

Une superbe histoire soufie le résume ainsi:
À vingt ans, je n'avais qu'une seule prière: "Mon Dieu, aide-moi à changer le monde, ce monde insoutenable, invivable, d'une telle cruauté, d'une telle injustice". Et je me suis battu comme un lion. Au bout de vingt ans, peu de choses avaient changé. Quand j'ai eu quarante ans, je n'avais qu'une prière: "Mon Dieu, aide-moi à changer ma femme, et mes enfants, et ma famille", et je me suis battu comme un lion pendant vingt ans, sans résultat. Maintenant je suis un vieil homme et je n'ai qu'une prière: "Mon Dieu, aide-moi à me changer" et voilà que le monde change autour de moi.

Alors seulement commence la responsabilité envers le monde, quand on s'aperçoit combien de choses on fait souffrir de sa souffrance, combien de choses et de gens et d'êtres étouffent de notre étouffement, de notre ressentiment, de notre haine, que de choses sont prises dans le réseau de nos désespoirs, que de choses nous entraînons dans nos dépressions, combien de plantes meurent autour de nous dans notre appartement, combien de morts entraînent nos dépressions.

Prendre conscience de toute cette queue de comète que nous entraînons avec nous dans une existence! Prendre conscience de ce qui se produit dans un renversement d'une modestie infinie, quand nous commençons à prendre au sérieux les gestes que nous faisons sur cette Terre. Quand je commence à comprendre les conséquences qu'a la manière dont je te verse à boire, dont je te tends la main, dont j'entre dans le jour du matin, et avec quelle pensée.

Est-ce que je vais grossir ce nuage noir au-dessus de la ville, ce nuage noir de pensées mauvaises, de ressentiments, de tristesse, de colère, d'impuissance, ou est-ce que je pose en ouvrant les yeux une autre image, un autre accent?

Est-ce que je crée un autre champ vibratoire où d'autres, peut-être en attente, vont pouvoir, comme dans un réseau d'ondes, se brancher à leur tour? Peut-être que quelqu'un aujourd'hui a eu une pensée d'amour et que sans le savoir je l'ai captée. Que de choses et que d'êtres nous entraînons, sans le savoir, dans le réseau de nos lumières, de nos espérances, de nos images!

J'ai cité une anecdote dans Les Âges de la vie - un fait divers qui m'avait bouleversée. Un employé des chemins de fer était entré dans un wagon frigorifique pour le nettoyer, et la porte s'était refermée derrière lui. Et le voilà enfermé dans ce wagon frigorifique.

Comme c'était un vendredi soir, il est resté tout le week-end dans ce wagon et évidemment il est mort de froid. Seulement voilà, la réfrigération n'était pas branchée et il y avait 18deg.C dans le wagon! A l'autopsie, son corps a montré tous les symptômes d'une mort par refroidissement. Cet homme est donc mort de la représentation qu'il avait du froid. Il est mort de son imaginaire!

C'est quelque chose d'extraordinaire! Nous vivons et nous mourons de nos images, pas de la réalité. La réalité ne peut rien contre nous. La réalité n'a pas de pouvoir contre nous. C'est la représentation que nous en avons qui nous tue ou qui nous fait vivre. Imaginez le contraire, imaginez un employé des chemins de fer enfermé dans un wagon frigorifique branché, mais qui survivrait en visualisant le soleil tout un week-end.

C'est aussi possible. Bien sûr que c'est possible et c'est ce que nous avons à faire dans cette société, où nous mourons de froid, où nos coeurs meurent de froid. Le pouvoir d'aspiration du négatif est quelque chose d'extraordinaire. C'est un puissant aspirateur. Et pourtant la même force est à notre disposition dans la ferveur.

Faut-il rester indifférent au malheur qui existe dans le monde autour de nous?
Ce que je vous dis n'exclut nullement la communion avec le malheur du monde. Bien au contraire. Mais on le rencontre dans une toute autre dimension de force et avec une puissance d'action que l'on acquiert en ayant cette force en soi. Annick de Souzenelle m'a donné cette magnifique phrase: "Un arbre qui tombe fait plus de bruit que toute une forêt qui pousse."

Nos actualités, nos informations ne sont faites que d'arbres qui tombent. Le monde aurait disparu depuis longtemps si ceci était l'unique réalité. Le monde tient debout par ce réseau d'amour que nous créons, vous et moi, chaque jour, et tous ces êtres qui, en cet instant, sont en train de faire quelque chose, des actes d'amour dans le monde, un regard de tendresse pour la Terre qui nous entoure, pour la création.

Cela tient le monde debout. Il ne s'agit pas de se détacher, mais de rencontrer le monde à partir d'une autre force. Sinon on est entraîné dans le maelström de l'épouvante. Il faut savoir vraiment doser l'information que l'on reçoit. Je dois dire que je regarde de moins en moins les actualités à la télévision parce que les images sont indomptables.

Je préfère m'informer par la lecture sans me laisser pénétrer par ces démons de l'image qui sont si difficiles à répudier ensuite, qui entrent profondément dans l'inconscient. Il ne s'agit pas de se désinformer, certainement pas, mais de rencontrer le monde d'une autre manière. Ne pas se laisser entraîner dans le maelström, ne pas en renforcer la violence en se laissant épouvanter.

Mais rester en contact, avec la profondeur, se pencher sur ce qui m'habite, sur ce silence des entrailles. Quelque chose en moi sait que rien ne peut m'arriver, que rien ne peut me détruire. C'est ce noyau infracassable en nous, ce noyau infracassable du divin en chacun de nous. Alors la peur cesse et quand la peur cesse, il y a un drôle de morceau en moins d'horreur sur la Terre!

Parce que la peur est la plus grande créatrice d'images qui existe sur Terre. Ce dont nous avons peur, nous le créons presque irrémédiablement dans nos destinées. C'est quelque chose d'effarant. Vous avez dû le remarquer dans votre vie. La peur a le pouvoir d'engendrer images et réalités. Dans l'univers d'épouvante dans lequel nous vivons, tout tient debout par la peur. Il faut y répondre en congédiant en nous la peur, en reprenant contact avec ce noyau infracassable qui nous habite.

Je vis une division entre la relation amoureuse et le sacré. Comment les réunir, les vivre ensemble? Avez-vous un "truc" à nous donner?
Je vais vous décevoir, je n'ai pas de truc! mais cette dissociation, c'est évident, elle est là aussi. Éros est une puissance, c'est la force atomique. Ça peut être quelque chose d'extrêmement destructeur. Vous n'avez qu'à le voir en action dans notre société lorsqu'il est scindé, lorsqu'il est séparé du sacré.

Nietzsche a dit quelque part que le christianisme a donné du poison à boire à Éros, qui depuis est devenu Perversion. La puissance de l'éros est quelque chose d'effarant. Les malheureux Pères de l'Église n'en sont pas venus à bout. Le pire pour Augustin était de se réveiller le membre dressé. Que malgré toute la "foi", l'éros reste invincible, se joue de la volonté de l'homme...!

Pourquoi cette violence de l'éros ? C'est celle de la tempête, c'est celle de la nature. Sans ce caractère sauvage, l'éros ne serait pas en mesure de fracasser nos vieilles armures, nos égos. Il ne faut pas moins un ouragan pour ouvrir portes et fenêtres barricadées : en m'arrachant à ce que je croyais être, l'éros me jette dans un autre ordre - l'ordre de la communion.

Je me croyais séparée de toute la création? Voilà que j'y suis immergée! Si vous croyez vivre un clivage, entre la relation amoureuse et le sacré, cessez d'y croire, car RIEN ne les sépare sinon la vision destructrice de notre société, qui est devenue aussi la nôtre !

Par ailleurs, nous sommes appelés bien sûr à faire acte de culture, c'est-à-dire à transmuer cette énergie sauvage, à la dompter, à la rendre bénéfique pour la communauté humaine.

Il y a des traditions, comme celle du Bouddhisme Tantrique qui ont des avantages extraordinaires sur la nôtre, et qui ont toujours su utiliser cette énergie de l'éros, travailler avec elle, la transmuer. Lisez le beau livre de René Nelli, L'Érotique des Troubadours, qui analyse ces pratiques de "purification du désir" comme le domnei, qui ont existé aussi dans l'Europe du XIIe siècle. Le travail de transmutation des énergies de l'éros en chacun de nous est acte de culture. Cette concordance dont je parlais tout à l'heure entre amour, pardon des offenses, bonté, clémence, douceur et tendresse, en est l'effet civilisateur.

Cette colossale énergie est seule capable de fracasser nos coeurs endurcis et cadenassés et d'en libérer la tendresse enfouie au plus profond. Nous n'avons pas à notre époque la moindre culture de l'éros, le moindre rituel de l'attente, de la retenue. Le sens de la chasteté consentie, comme celle du jeûne est perdu. Nous avons cru, dans un univers permissif, jouir de tout - or nous avons presque tout perdu - car l'amour n'existe que dans le jeu subtil des tensions et des résonances. À nous de le réinventer !

Extrait de Terre du Ciel.


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