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Entrer dans la ferveur

Christine Singer
Les Âges de la vie, Une Passion, Albin Michel, Paris, 1992.


Le grand préhistorien Leroy-Gourhan a montré admirablement que, partout où surgit un premier moment de culture au tout début de la préhistoire, le sacré et la sexualité sont liés.

La sexualité est toujours une manifestation de ce sacré, de cette entrée de l'homme et de la femme dans une résonance de la création.

Lorsqu'une société veut couper l'homme de sa transcendance, elle n'a pas besoin de s'attaquer aux grands édifices des Églises ou des religions, il lui suffit de dégrader la relation entre l'homme et la femme.

Toute société dictatoriale, ou mercantile comme la nôtre, ne s'en prive pas. Sans cela, comment persuader les hommes de leur incomplétude, comment leur faire croire qu'ils ont besoin de mille ersatz, de mille choses pour survivre?

C'est la seule façon d'en faire des êtres de manque, des êtres qui réclament sans cesse à cor et à cri au-dehors, ce qui leur manque à l'intérieur.

En les tournant vers l'extérieur, on les dépouille de cette dimension d'intériorisation qui en fait des êtres libres. Or cette dimension des profondeurs est inhérente à la relation de l'homme et de la femme.

Aucune société n'a jamais eu les moyens techniques d'abjection qu'a la nôtre pour dégrader l'amour, et pour dégrader, par là même, tout ce qui est spiritualité. C'est une gigantesque entreprise, une gigantesque conspiration pour imposer toutes les images possibles de la dégradation.

Je vis à la campagne depuis quelques années et je suis, par contraste, effarée quand je reviens dans une grande ville après des mois d'absence. Avec toutes ces affiches, on a l'impression que la ville entière est tendue de peaux, et que les équarrisseurs et les dépeceurs sont à l'oeuvre.

Il y a quelque chose d'effarant à voir comment s'opère autour de nous ce dépeçage de l'être, sans que nous poussions des cris, sans que nous puissions arrêter quelque chose. Peut- être sommes-nous nous-mêmes tellement morts dans les yeux ! Mais nos enfants, ces enfants que nous ne nourrissons de rien, qui n'ont plus de nourriture pour leurs yeux au-delà des images de violence, et de dégradation qui les entourent ! Cet univers, ce staccato de violence, de laideur, de séparation !...

En allemand, le mot Sünde (péché) et le mot Absondermes (séparation) ont la même étymologie. Être pécheur, c'est être séparé. Le péché est la séparation de l'être de sa profondeur. Les êtres de notre époque sont des êtres séparés.

On a fini par nous persuader que nous étions des citoyens, des électeurs, des affiliés à la Sécurité sociale, des locataires homologués... On a fini lentement par nous faire oublier qui nous étions, en vérité, au plus profond de nous-mêmes: ces témoins du divin !

Mais heureusement les bouleversements de l'amour sont là quoi qu'on fasse, et perturbent la destinée des hommes sous forme de bonheur ou de malheur, peu importe. Ils sont là pour que la révolution se fasse !

Je suis partie à la recherche d'images de force et d'espoir que je puisse opposer à la dégradation qui nous entoure.

Et une des époques qui m'a le plus fascinée ces dernières années, est le XIIe siècle. J'y ai vu tellement d'équivalences avec notre époque!

Lévy-Strauss l'a dit superbement: l'Europe a raté au XIIe siècle sa chance de rester femme, de rester la belle déesse Europa au visage lunaire. Elle a opté malencontreusement pour le prophète barbu, pour l'univers de domination, l'écrasement d'autres cultures. Et pourtant contre toute attente, un miracle aussi a lieu dans ce siècle.

Le contrepoison. La "fine amour". Une nouvelle vision de la femme et de la civilisation s'introduit avec les chants des troubadours et le culte de Marie que prône en retour l'Église.

Or, comme toutes les grandes choses qui ont enrichi l'Europe, il faut le savoir, cette anima, cette dimension du féminin, nous est venue des pays arabes, de l'Iran, de l'Irak, de ce même pays auquel, 900 ans plus tard, nous livrons des armes et la mort !

La source en est le lyrisme mystique islamique du IXe et Xe siècle, Sourawardi, El Ghazali. Par les cours maures, elle se répandra jusqu'au Languedoc, jusqu'au Limousin. Les grands thèmes du lyrisme amoureux sont nés !

Ils font leur entrée dans cette Europe qui est vraiment, à cette époque-là de déchirement, de guerres, de pauvreté, de famine, où errent les skinheads du moment, les gueux, les miséreux qui, la faim au ventre, pillent, volent.

Au même moment, ces cortèges de la misère vont être dirigés vers d'autres horizons par les croisades, et l'Europe va pouvoir souffler. C'est dans ce vacuum que se construiront les cathédrales. Étrange imbrication du bonheur des uns et du malheur des autres !

Ce qui a lieu alors, Denis de Rougemont l'a appelé "la plus grande convergence spirituelle de l'histoire de l'Europe", une floraison subite de la chose la plus inattendue dans cet univers de violence: l'âme du féminin, l'apparition de l'anima. Une dimension de tendresse, d'attention, d'écoute aux choses.

Ce que la religion elle-même n'avait pas réussi: faire comprendre aux guerriers, aux chevaliers maures et aux chevaliers chrétiens, l'équivalence entre amour et pardon des offenses, amour et bonté, amour et tendresse pour le monde, pour l'entière création, c'est par la "fine amour" que les chevaliers le comprendront!

On découvre alors, comme l'a dit Stendhal dans De l'amour, "qu'il est d'autres délices sur Terre, d'autres bonheurs que de massacrer et de tuer".

Dans cet univers, une des choses qui me bouleversent le plus, c'est l'apparition de destins qui sont subitement des destins-phares, des destins-pionniers dans l'ordre de la spiritualité, comme il en est dans l'ordre du social-politique.

Apparaissent alors subitement des personnages qui incarnent cette dimension et qui osent, face à l'esprit destructeur de l'époque, à la violence et à la dureté, manifester autre chose.

Héloïse est, dans notre histoire européenne, la première femme qui témoigne, qui ose témoigner. L'authenticité de ses lettres est mise en cause. Je vous renvoie aux recherches de J.S. Benton et de H. Silvestres.

Mais pour moi, même ce débat est d'un intérêt limité. Si ces lettres existent, qui brûlent encore les mains huit cents ans plus tard, même si elles ont été écrites par Abélard lui-même, ce que prétendent certains, ou par un autre moine, ce qui m'intéresse c'est le champ de conscience qui existe subitement et qui se manifeste à cette époque.

Chez Héloïse, ce que l'on trouve pour la première fois, c'est cette femme qui le dit, face à tout ce que l'on croit à son époque, face à tout ce qu'on pense à son époque: "Non, moi ce que j'ai vécu, je ne suis pas prête à le renier, je ne suis pas prête à m'en repentir.

Ce que j'ai vécu au fond de moi-même, c'est une ouverture au sacré, une ouverture au divin. Et je porte témoignage." Même l'homme par lequel elle a vécu cette dimension, qui lui-même n'y croit plus, lui dit: "Je t'en supplie, oublie ces fornications, cette concupiscence" - ce sont les mots d'alors - et Héloïse répond en substance: "Il ne doit pas s'agir de la même chose. J'ai vécu autre chose."

En d'autres mots : quelqu'un est entré dans une église et voit l'incendie des vitraux, cette extraordinaire lumière qui l'entoure, et une fois ressorti de l'église, rencontre des gens qui, eux, ne connaissent ces vitraux que de l'extérieur et lui disent : "Vitres grises - péché." Les détracteurs d'Héloïse n'ont pas vécu de l'intérieur ce qu'elle a vécu, et elle, loin de se dissuader, répète: "Non, je suis témoin. Moi j'ai vu une autre chose. Ce que j'ai vu est sacré."

On assiste là au début de la conscience individuelle. Quelqu'un, seul face à ce qu'on pense, à ce qu'on lui dit à son époque, au lavage de cerveau qu'on lui impose, dit: "Non, moi j'ai vécu autre chose, et je suis prête à témoigner."

Il y a quelques semaines, un ami viennois de quatre-vingts ans, qui avait participé à la Résistance en Autriche, me racontait que le jour où Hitler tenait au Heldenplatz son fameux discours, toute la ville déferlait vers cette place et lui seul, jeune homme, montait en sens inverse la Mariahilferstrasse, se rendant à une réunion de résistants.

Et il me racontait que, seul à remonter le courant de toute une foule, il se disait: "Mais tu ne peux pas avoir raison contre tous. Ce n'est pas possible. Tu ne peux pas être seul à avoir raison." Et, au fond de lui, une voix lui disait: "Mais si, tu peux."

Pour moi, c'est de la même nature: cette naissance de la conscience individuelle dans un monde où la personne n'a pas encore de poids! Cette femme qui se dresse et dit : "Pardon! Non, moi j'ai vécu autre chose. Notre corps est sacré, le vécu de nos entrailles est sacré." Jusqu'à la fin, elle témoigne de ce qu'elle a vécu.

Ce qui est passionnant, c'est qu'à un autre niveau, au niveau de l'éthique, Abélard la rejoint. Après cette atroce mutilation qu'il a subie, vivant comme moine errant pendant des années, et retrouvant par la suite sa notoriété, mais homme brisé au plus profond de lui-même, il découvre à sa manière, d'une manière intellectuelle et non pas lyrique comme Héloïse, cette dimension de la conscience individuelle.

Ces deux personnages, ces deux êtres qui créent ensemble un champ de conscience dont nous participons encore des siècles plus tard, représentent pour moi quelque chose qui donne courage.

Dans toutes les recherches contemporaines de la science, qu'il s'agisse de la théorie du chaos ou de la physique quantique, les conséquences incroyables qu'a l'infiniment petit sur l'ensemble sont mises en lumière, et rejoignent par là les visions cosmogoniques des grandes religions de l'univers.

"Lorsque j'arrache une herbe, j'ébranle le monde dans ses fondements", dit un proverbe tibétain. Les recherches contemporaines nous reflètent ces vérités. L'infiniment petit peut avoir des effets incroyables sur l'entière réalité.

Il en est de même dans d'autres descriptions du réel biologique - l'acupuncture par exemple. Quand vous imaginez que la pointe d'une aiguille placée au juste endroit peut guérir un organe ou le corps tout entier, quel paradigme pour l'imaginaire!

Plus besoin d'un mouvement de masse, ni de persuader toute une majorité! Un seul destin peut créer un champ de conscience auquel participent des époques entières.

Et si nous prenions conscience de cela, nous qui vivons dans un univers faussé et qui croyons à notre impuissance! Chacun de nous en changeant son vécu, en métamorphosant le rapport qu'il entretient avec les choses, avec les êtres, en vivant un grand amour, ou simplement en arrosant son pot d'azalée, en caressant la tête d'un enfant, en faisant mille gestes d'amour, sauve le monde sans le savoir, comme le dit Borges dans un très beau poème.

Voilà ce que je tente d'exprimer par ce livre: il faut reprendre confiance, passionnément confiance dans notre destinée! Nous sommes tous inhibés, frigides, des frigides de l'amour du divin, frigides devant Dieu!

Nous n'osons plus la ferveur, nous n'osons plus croire que la ferveur que nous vivons dans la dimension de notre destin peut avoir une importance démesurée sur l'univers entier. À partir du moment où nous entrons dans une dimension de ferveur, nous pouvons déplacer des montagnes.

Et quelque chose au fond de nous le sait. Tout l'édifice de l'appris, toutes les ruines qui se sont écrasées sur notre coeur au cours de l'existence, tous ces débris amoncelés, nous empêchent de voir ce qu'au fond de nous pourtant, quelque chose obstinément continue de savoir.

Question: L'amour-passion peut également être destructeur ?...
Oui, mais la destruction n'est pas toujours, si j'ose dire, ce qui peut nous arriver de pire. Pire encore est l'incapacité d'aimer. Il y a un proverbe tibétain qui dit: "Il n'y a pas de petites portes, il n'y a que de petits frappeurs." Héloïse est quelqu'un qui n'a cessé de frapper, frapper, frapper à la même porte jusqu'au moment où elle est passée au travers.

Elle s'aperçoit alors qu'Abélard est "le piège où Dieu l'a prise vivante et pantelante". La passion est une mort initiatique. Il y a toujours destruction et résurgence. Ne confondons pas les êtres aimés avec l'amour. Nous sommes les uns et les autres qui nous aimons, des fenêtres à ouvrir.

Dans la tradition du zen on dit : "Ne confonds pas le doigt qui te montre la Lune, et la Lune". L'amant et l'amante ne peuvent jamais être davantage que le doigt qui montre la Lune. Le pire qui puisse nous arriver, c'est quand l'être aimé détourne l'amour à son profit. C'est alors le drame.

C'est-à-dire quand l'être aimé se confond avec l'amour que vous lui portez, sans voir que cet amour est une invitation au dépassement. J'apprends dans l'amour que je porte à un être, l'amour, et le sens de l'amour est d'apprendre à aimer, rien d'autre.

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