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Accueil > Revue Intemporelle > No6 - Entre l'envol et la chute...

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Jean Baudrillard (suite et fin)

La mort est quelque chose de vital, c'est le cas de le dire (rire); je ne parle pas forcément de la mort physique, mais de l'opération symbolique de la mort, et le système, lui, cherche, peut-être avec notre complicité quand même, à nous épargner cette sorte d'épreuve-là. Mais si on échappe à la mort, on échappe forcément à la vie, il y a une espèce de compatibilité totale tout de même, de réversibilité totale de la vie et de la mort. Alors on échappe à l'une et à l'autre, en passant dans un état de survie et c'est ce que nous allons faire à travers les clones et toutes les possibilités de synthèse d'organes, etc. On pourra recréer un corps, perpétuer un individu à travers ses propres cellules. Donc, c'est un état de reconduction à l'infini de quelque chose, de la vie, mais ça n'est plus... c'est une vie qui ne connaîtra plus la mort, l'illusion de la vie. Cela veut dire aussi qu'au-delà de la fin, il n'y a plus cet indéfini, on est dans une espèce de perpétuité, mais une perpétuité du même, alors il n'y a plus d'altérité, plus de mort, plus de double, on a perdu son ombre, on est devenu transparent, immortel, mais le prix à payer est très cher.

Partout dans le monde déferle une vague d'exclusion: stéréotypes de l'étranger, anxiétés et peurs de l'autre, sont marqués par une appréhension sourde de l'avenir. Ces idéologies sont caractérisées par un certain regard mythique sur un passé lointain. Quel futur pour les marginaux?
Les marginaux, ça c'est un problème, mais est-ce que la marge existe encore? Le problème de cette nouvelle forme d'exclusion, c'est que nous ne sommes plus dans une société comportant des marges qui auraient une forme d'existence singulière, qui peuvent trouver éventuellement leurs sous-cultures, etc., des périphéries qui proposent des espaces alternatifs, même si c'est celui de la pauvreté, mais de la pauvreté intégrée.

Le problème avec cette société, est qu'elle est intégriste. Nous sommes dans des sociétés intégristes. On parle de l'intégrisme musulman qui est une chose religieuse, visible, mais dans sa structure, notre société ouverte, est intégriste, c'est-à-dire qu'elle ne ménage plus du tout d'espaces alternatifs. Tout le monde est sensé suivre le même mode, les réseaux, la circulation des choses, etc. Le fait d'avoir résorbé ses marges est un signe pour un système et ce n'est pas un très bon symptôme. C'est-à-dire que le système se sature, il absorbe tout, il résorbe tout et à ce moment-là, il ne peut plus que s'expulser de lui-même. Enfin personne n'arrive plus à s'en expulser, on ne trouve plus la vitesse de libération, si je puis dire, comme un projectile qui ne peut s'évader, chacun est là, lié. À partir de là, se produisent des formes d'abréactions violentes... Il faut bien que quelque part, il y ait une forme de réversion, de réaction et ça peut prendre des formes évidemment incohérentes ou des formes de projections, d'exorcismes. Nous sommes dans des sociétés à la fois intégristes, intégrationnistes et exorcistiques. Il y a forcément des choses à expulser, il y a un déchet considérable; si le système veut absolument tout intégrer, ça finit par donner des formes d'expulsions, de forclusions, d'exterminations.

Le passage au troisième millénaire coïncide, pour nous Européens, avec l'intégration continentale. S'agit-il plutôt d'un mot que d'une réalité?
Oh! Oui! Pour moi, il s'agit, en effet, d'une chose en trompe l'oeil, d'une forme d'intégration, en termes de discours, de fantasme, de réconciliation historique d'une Europe qui a toujours été divisée. À mon avis, c'est là aussi quelque peu une forme d'exorcisme (rire); plus le discours de l'Europe s'harmonise, plus les textes se succèdent les uns aux autres, plus les événements européens vont exactement dans l'autre sens.

L'unité, oui, se fait abstraitement dans une espèce de vague, de flou, où toutes les exceptions coexistent, parce qu'en réalité, l'Europe se fera au prix de l'exemption d'Un tel pour la monnaie, etc.; chacun aura ses privilèges particuliers, ça ne changera pas grand-chose. Mais surtout, les événements européens sont malheureusement en contradiction totale avec cette velléité de donner l'image d'une fédération historique. En plus c'est paradoxal, puisque c'est le moment où les grands empires s'effondrent, y compris celui de l'Ouest comme celui de l'Est. Et nous, nous sommes en train d'essayer de fonder une unité fédérative, une sorte de nouvel empire. Mais, par exemple, on voit à l'Est resurgir toutes les ethnies, les conflits linguistiques, etc., sur la base d'un effondrement, ce qui est relativement logique: l'empire s'effondre et tout resurgit des singularités qui y étaient enfermées.

En Europe c'est le contraire, on voit resurgir, de plus en plus vite, toutes les singularités, les dissociations, tous les provincialismes, etc., au fur et à mesure que l'unification se fait. Au fond, c'est sur la base de l'unification que les choses se divisent en réalité. Alors qu'au moins à l'Est, elles se divisent sur la base d'un effondrement. Par exemple l'Allemagne est un cas très exemplaire pour ça, puisque aujourd'hui le véritable conflit, le problème très grave qu'il peut y avoir, vient de la réunification de l'Allemagne, c'est qu'il semble qu'il y ait plus d'étrangeté, d'altérité, de conflits entre les deux Allemagnes, qui existent toujours vraiment, depuis que le mur est tombé, qu'avant que le mur n'existe. Ne poussons pas trop loin, mais cette situation européenne est très paradoxale, il y a une espèce de volontarisme historique de mettre en place une institution... je ne pense pas qu'elle puisse exactement et précisément correspondre à un mouvement historique, elle ferait peut-être plutôt partie de la gestion des déchets de l'histoire.

L'événement le plus marquant de ces dernières années, dans le domaine de l'art visuel, est l'extinction des avant-gardes, nées historiquement de la disparition de l'acheteur. Peut-on se demander, quel est le rôle de l'art visuel dans un monde qui gît sous le triomphe de l'image "indifférente"?
Oui, tout le problème de l'art, c'est qu'il se trouve affronté à un statut de l'image qui lui a échappé, c'est-à-dire ce qu'il pouvait y avoir justement dans l'art, la puissance de l'illusion dont nous parlions tout à l'heure, cette possibilité de défier le réel, de créer une autre scène que celle du réel.

À partir du moment où tout est devenu visible, où tout est dans la visualité, où toute chose accède à l'image, tout est donc immédiatement matérialisé dans l'image; il y a de moins en moins de place, effectivement, pour une autre symbolique qui toucherait aux formes, qui jouerait avec une forme, une forme de jeu relativement arbitraire qui ne répondrait que de lui-même, etc. Ça c'est très, très difficile aujourd'hui; malheureusement la disparition des avant-gardes, ne signifie pas la disparition des arrière-gardes, c'est plutôt même le triomphe, d'une certaine façon, de l'arrière-garde... Mais ce ne sont pas des groupes, c'est le fait que l'art entier se trouve lui aussi assigné à récapituler un peu toutes les formes antérieures, à refaire l'histoire de l'art à l'envers et à gérer tout son passé, ça c'est un problème au fond.

Connors appelait cela le rapt de l'art moderne, c'est-à-dire cette façon de reprendre toutes les formes dans une juxtaposition, une mosaïque chaotique. Par exemple en mettant dans un même tableau la femme du Déjeuner sur l'herbe et les Joueurs de cartes de Cézanne. Bref, on peut faire n'importe quoi sur le mode relativement ludique, ironique. Cette forme de résurrection post-moderne - telle que l'ont pratiquée les simulationnistes de New York, qui ont tellement pris ce simulacre et la simulation pour référence, qu'ils n'ont fait que gérer la peinture comme une machine du simulacre, une pure référence avec elle-même - a, d'une certaine façon, là aussi perdu sa finalité.

Donc la distinction entre l'art et la production d'images communes, banales, est de moins en moins nette. Le seul au fond à avoir pris acte et à gérer avec radicalité cette banalisation totale de l'esthétique, à être passé de l'autre côté de l'esthétique, c'est Warhol. À mon avis, en dehors de lui, on a affaire à toutes sortes de formes artistiques, esthétiques, qui, quelque part aujourd'hui, sont plus animées par la désillusion. On a l'impression que même les artistes ne croient plus à l'illusion esthétique, que l'illusion esthétique est morte, qu'ils sont en train de gérer la décomposition de leur propre instrument de vision. Disparition de l'art, dont la fin déjà annoncée par Hegel date de loin. La disparition de la dimension esthétique, cet événement a été géré pendant, disons, un siècle et demi. Tout l'art moderne est l'histoire d'une disparition, d'une destructuration, d'une déconstruction de l'art.

Mais maintenant c'est fini, le processus est arrivé au-delà de son terme, nous sommes aussi au-delà de la fin. Maintenant, nous ne sommes plus qu'en train de recycler. Recycler effectivement les vestiges des formes passées, c'est l'impression que cela me donne, à part sans doute quelque exceptions. Mais le problème du passage au-delà de l'esthétique est: qu'y a-t-il au-delà de l'esthétique? Y-a-t-il encore une illusion autre que l'esthétique?

Contrôler et influencer le monde environnant selon sa propre volonté, clef de la libération de la peur de l'inconnu, a engendré le risque d'une séparation nouvelle entre la nature et l'être humain. Quand la complexité et la quantité de phénomènes dépassent un certain seuil critique, peut-on se retrouver confronté à une barrière d'incompréhensibilité du monde extérieur, de l'ingéniérie génétique, de l'influence dévastatrice des déchets, etc.?
Oui, le problème est un peu le même, c'est-à-dire qu'effectivement, à force de maltraiter la nature, de l'exploiter, d'en tirer toute l'énergie possible, etc., nous avons fini par la transformer en déchet virtuel. Mais la nature n'a pas de privilège dans ce sens-là, nous faisons tous partie de ce déchet virtuel (rire), étant donné que les forces humaines, productives, etc., subissent le même sort que les éléments naturels.

Il y aurait peut-être un risque justement aujourd'hui avec le problème de l'écologie, à le circonscrire dans la nature, alors qu'il est total. Là, il y a le risque qu'on veuille sauvegarder quelque chose qui est sans doute déjà perdu et que le défi soit de vouloir, au moment où les choses sont perdues, accorder un droit d'existence à ce qui n'existe plus (rire). C'est ce qu'on fait avec l'individu humain, c'est ce qu'on fait aujourd'hui avec la nature. Nous allons lui accorder un droit de partenariat, une espèce de contrat naturel, etc., où l'on va essayer de se réconcilier avec quelque chose qu'on a, au préalable, déjà détruit ou discrédité. Il me semble, dans ce sens-là, y avoir une ambiguïté terrible dans le fait de spécialiser le problème de la nature et d'en faire l'objet d'une pratique ou d'une discipline particulière appelée écologie; alors qu'il me semble que la nature n'est pas destinée à devenir un sujet, avec lequel on va avoir une espèce de communication. C'est une utopie qui me semble d'ailleurs très ambiguë et politiquement très, très douteuse.

Il faudra aussi garder l'altérité radicale de la nature, si elle existe, si elle peut encore l'être. C'est-à-dire, au fond, ne pas se réconcilier avec elle, mais avoir avec elle une relation duelle, antagoniste. Il me semble que là, la nature peut récupérer une énergie propre et il ne s'agit pas que nous la rendions compatible avec nos objectifs, ou bien que nous essayions de la reconstituer artificiellement, ni que nous la sauvegardions artificiellement, etc. Il y a un risque que cette entreprise ne change pas grand-chose au problème. Ceci dit, je ne vois pas comment retrouver la nature en tant qu'objet. Je sais que c'est paradoxal et que c'est mal accepté de ne pas vouloir faire de la nature un sujet, mais la nature n'a pas à être sujet. Déjà, nous croulons sous notre subjectivité malheureuse, alors ce n'est pas la peine de faire de la nature un sujet malheureux. En plus, il vaudrait mieux essayer, à la limite, de la retrouver comme objet, c'est-à-dire comme quelque chose d'irréductible, mais qui a son énergie propre.

De plus en plus de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté et dans un environnement dégradé. Est-ce que la représentation de la richesse des autres est le seul rêve qui leur soit permis?
Pour tous ceux qui en sont privés?

Oui.
Ah! ça, je peux difficilement répondre à leur place. Je crois que c'est un rêve qu'on leur a, en partie, inculqué. Mais est-ce vraiment dans la nature de l'homme que de vouloir l'abondance, le bonheur et toutes ces bonnes valeurs occidentales? Je n'en suis pas sûr du tout et je ne crois pas si facilement que ce soit le rêve de ceux qui en sont privés. Je pense que les choses se passent sur un mode beaucoup plus antagoniste, beaucoup plus radical que cela. Est-ce que les peuples et les populations dépossédées n'ont qu'une envie, celle de posséder ce que nous avons? Non, je crois qu'elles veulent notre mort. Je veux dire que la rivalité, le défi, est un défi à toutes les valeurs occidentales. C'est inextricable, à la fois il y a l'envie de posséder ce qu'on n'a pas et la remise en cause radicale du principe même occidental de la richesse. Il n'est pas sûr que l'instinct le plus profond de l'homme soit de disposer du monde. J'ai l'impression que c'est un enjeu symbolique, un défi symbolique beaucoup plus profond que celui de simplement en venir au même niveau de richesse, etc. On aimerait bien faire passer ce virus dans les autres pays...

Dans tous les bidonvilles, ou dans les quartiers les plus sensibles, ils ont tous la télévision, ils n'ont rien d'autre.
Oui, parce que c'est une façon de donner aux autres des objectifs, d'ailleurs introuvables, qui bien sûr les mobiliseront et les immobiliseront dans cette espèce de fausse perspective. Mais profondément, je ne suis pas sûr du tout qu'ils aient intériorisé cette perspective-là et qu'on ait réussi à refiler au monde entier nos idéologies, nos valeurs, nos postulats, j'espère... Oui, il y a là une forme de fascination. Mais le conformisme n'est pas forcément une adhésion à quelque chose, ça peut être au contraire de pousser à la limite, de pousser à bout par la conformité même, de pousser un système jusqu'à l'absurdité de ses limites; notre système occidental n'est pas loin de rejoindre cette limite absurde et je crois que le point mort de tout le reste du monde contribue largement à la déstabilisation de notre système actuel.


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