Jean 
Baudrillard (suite) 
Il est peut-être aussi trop tard pour la classe
médiatique; je pense qu'effectivement le problème 
est de se
retrouver enfermé derrière l'écran, les 
masses
étant de l'autre côté, spectatrices, inertes, 
passives.
Mais cette résistance, ce silence des masses, est aussi une
immunité; alors au travers de toutes ces immunités, 
chacun
s'enferme et il arrive une espèce de blocage. Le 
problème
aujourd'hui est de désimmuniser les choses, pour 
retrouver une
fluidité, une communication quelconque. D'ailleurs, c'est
peut-être le sens de toute cette mise en accusation de la 
classe
politique par les juges, enfin de tous ces scandales, ce 
blanchiment, etc.
C'est peut-être un effort désespéré de 
la classe
politique de se remettre en jeu, de briser son immunité, pas 
seulement
parlementaire, et peut-être de retrouver une communication 
avec la
société.
 
À ce moment-là, les juges ont un travail à 
faire, tout
à fait interne à la politique elle-même, qui 
est d'essayer
de la sauver en la mettant en accusation. Parce qu'il faut bien un 
jour ou
l'autre, qu'elle rentre dans le jeu. On peut l'interpréter 
comme
ça, et à mon avis c'est aussi vrai pour les 
médias qui
essayent de retrouver, de remettre le 
téléspectateur dans
l'écran; tous les reality-shows, etc., c'est ça, 
c'est
aussi une tentative d'une classe médiatique de retrouver un 
contact, de
faire reparticiper la société inerte à
l'opération. 
 
Ce n'est pas vraiment une analyse politique, elle est plutôt
transpolitique, mais ça me semble important. Pour revenir 
aux
intellectuels, dans la mesure où ils existent encore, 
où ils
auraient encore vocation à exister, ça doit 
être la
même chose, ils doivent s'occuper de tout et de n'importe 
quoi pour avoir
l'air d'exister, à mon avis, ce n'est pas tellement une belle 
preuve
d'existence... (rire). Non, parce que je pense que s'il y a un point
extérieur d'où on puisse fonctionner, 
extérieur à
ce système, à ce moment-là, il faut 
vraiment prendre le
parti - ça fait un peu prétentieux - de la 
pensée, de la
théorie, etc. Or, elle doit être radicalement et 
rigoureusement en
dehors, c'est-à-dire qu'elle doit être un défi 
au monde
réel, une fiction, elle doit tenter d'inventer d'autres formes 
et non
pas d'essayer de disculper ou de réinventer des valeurs qui 
sont de
toutes façons perdues. 
 
La connaissance confère le pouvoir à ceux qui la
possèdent. En même temps, la diffusion de la 
connaissance, peut
être faite à tous les niveaux. C'est pour cela que les 
nouvelles
générations vous regardent comme un modèle 
de provocation,
de défi, de révolutionnaire même, 
d'esthétisme
parfois, et définitivement comme le "philosophe du
scepticisme"...? Ah oui (rire)! vous pensez ça? Non, 
scepticisme?
Oh, non, parce que c'est une position critique relativement 
traditionnelle. Moi
je suis un peu de tout, je suis aussi bien stoïcien que 
sceptique,
épicurien qu'agnostique (rire). Enfin, je veux bien endosser 
toutes les
doublures. 
 
Cette pensée n'est pas sceptique, ni nihiliste - le nihilisme 
fait une
sorte d'état des choses, un constat de désillusion
péjorative, etc. - peut-être est-elle provocatrice 
dans la mesure
où elle essaye d'aller plutôt plus vite que les choses
elles-mêmes - ce qui semble être la simple fonction 
vitale de la
pensée - d'anticiper et forcément en anticipant, on 
tombe sur une
sorte de vide qu'on est bien forcé de prendre en compte. Le 
nihilisme
prend acte de la fin définitive de quelque chose. Or, je dis 
justement
que c'est l'illusion de la fin, et qu'il n'y a pas de fin. Le pire 
ça
doit être ça, c'est que rien ne prend fin, c'est au-
delà du
nihilisme, c'est encore plus alors (rire), mais ce n'est pas un 
nihilisme
désespéré dans ce sens-là. Parce que 
je pense quand
même qu'il y a une forme de réversibilité des 
choses et
ça fait partie de ce mouvement transhistorique qui fait 
qu'on ne peut
jamais prendre acte d'un état des choses, prendre acte d'une 
fin de
l'histoire, fin du social. Les valeurs sont en train de mourir et
peut-être c'est tout, et là, il faut prendre acte de la
disparition des valeurs je ne suis pas nihiliste du tout. Mais les 
formes
telles que la séduction, le défi, l'illusion, la
reversibilité, etc., sont indestructibles et dans ce sens-
là, il
n'y a pas besoin d'y croire, ça fonctionne tout seul. 
 
Vous croyez aussi que le rêve est arrivé à 
sa
fin? Oh, là je ne suis ni un technicien du rêve, 
ni un
technicien de l'interprétation des rêves. Le rêve 
maintenant
a pris un rôle en tout cas fonctionnel, il n'est plus onirique, 
il est
devenu ou analytique, ou fantasmatique ou des tas d'autres choses.
Peut-être une déperdition du rêve et de sa 
propre illusion.
Est-ce que les rêves ont encore leur place? Je ne suis pas 
sûr
qu'il y en ait encore pour le rêve, au sens 
métaphorique du terme,
ni pour les rêves collectifs. En tout cas, c'est sûr qu'ils 
sont
dangereusement menacés. 
 
Nous sommes dans une culture qui est en train d'exterminer 
l'illusion sous
toutes ses formes, nous sommes en train de réaliser, de
matérialiser le monde jusque dans ses confins. Au mieux le 
rêve
sera éventuellement ré-utilisé comme 
médium
opérationnel, opératoire. Mais je ne sais pas si le 
rêve,
l'utopie, etc., dessinent encore une sorte de contrepartie. La 
puissance de
l'illusion est passée, si on veut, heureusement ou 
malheureusement, dans
les choses, les techniques, les technologies, etc. C'est-à-
dire que le
problème c'est que tout se réalise, que les 
rêves
collectifs se sont trouvés en quelque sorte ressaisis par 
des
techniques, par les sciences, etc. On les réalise et à 
partir du
moment où ils sont réalisés, comme l'utopie, 
ils meurent.
En fait, l'utopie n'est pas faite pour être 
réalisée. C'est
le paradoxe de tout ce qui est fantasme, rêve, utopie, etc. Par 
exemple,
le social avait une puissance illusoire, fantasmatique très 
forte,
mythique dans la mesure où c'était une perspective, 
un
rêve, une utopie. Maintenant, le social est passé 
partout, on
pourrait en dire autant pour l'esthétique, etc., et la
généralisation de ces choses-là, leur 
réalisation
et leur mise en pratique font qu'il n'y a plus cette dimension de 
l'illusion. 
 
Si je devais avoir une nostalgie, ce serait celle de la perte de 
l'illusion,
non pas de la perte du réel. On dit que tout le réel
disparaît au profit du virtuel. C'est vrai, nous avons en 
quelque sorte
perdu le réel, mais il me semble qu'il y a une perte plus 
grave que
celle du réel, c'est la perte de l'illusion, mais dans sa forme
radicale, pas de l'illusion religieuse de Freud quand il parlait de la 
fin
d'une illusion. Là, ce n'est pas l'illusion de la fin, c'est la 
fin
d'une illusion (rire). La fin de ses illusions superstitieuses, celles 
d'un
autre monde, à la limite c'est une bonne chose. Il s'agit de 
l'illusion
radicale du monde, c'est-à-dire la magie des apparences, 
l'illusion
vitale dont parlait Nietzsche, qui me semble plus fondamentale que 
le
réel même, et c'est celle-là qui est en train 
d'être
réellement exterminée. Nous avons affaire à 
un processus
d'extermination de l'illusion, qui est plus grave que le processus de
forclusion du réel auquel nous avons affaire. Tout cela est 
aujourd'hui
sous le signe du virtuel... 
 
Cette illusion du monde, ce grand jeu des apparences, des passions, 
de la
séduction, etc., peut-on la retrouver? Est-ce qu'elle peut 
être
encore quelque part?... Oui et non. Dans le cadre de l'analyse des
systèmes, virtuellement on ne retrouvera plus l'illusion du 
monde en
tant que telle; je ne parle pas d'illusion subjective, de notre 
illusion, de
nos désillusions, mais du monde comme illusion, c'est-
à-dire les
choses telles qu'elles ne sont pas, telles qu'elles se donnent sans y
être; tel que le monde est absent dans sa présence 
même, tel
qu'il est toujours autre que ce pour quoi nous le prenons. C'est 
cette forme
radicale - dans le sens que c'est presque une scène 
primitive du monde
et de la conscience - que nous sommes en train de perdre au profit 
du
réel, de l'hyper-réel, de la chose visible, hyper-
visible. Enfin,
tout doit fournir la preuve de son existence, etc., rien ne doit plus
participer à l'illusion. Donc, cette extermination de 
l'illusion me
semble vraiment être la catastrophe, plus que celle du 
réel. Le
réel à mon avis, il n'y a pas tellement longtemps que 
ça
existe aussi (rire) et peut-être c'est une forme provisoire... 
Nous avons
en quelque sorte forcé le monde à devenir 
réel. Nous
sommes la seule culture à avoir fait ça, parce que 
toutes les
autres cultures s'organisent sur la maîtrise symbolique de 
l'illusion du
monde et en général, elles s'en sont beaucoup mieux 
tirées
que nous, mais ça c'est une autre affaire. 
 
Parlez-nous de votre expérience du voyage, de l'aventure, 
du jeu, de
la joie du contact avec les autres populations. Le voyage a 
toujours
été une dimension stratosphérique (rire),
c'est-à-dire, je n'ai jamais été un homme de 
terrain, je
n'ai jamais été un aventurier, et le voyage a d'abord
été plutôt une façon de se 
débarrasser de sa
propre culture. Je ne sais pas si c'est une façon de 
rechercher l'autre,
mais c'est un préalable, c'est lié  à une 
forme de
déni, de démenti de sa propre culture. Je ne sais pas 
si c'est
une position favorable à la découverte de l'autre, 
mais enfin
c'est déjà une forme d'ouverture; peut-être un 
peu
négative, mais c'est une forme de propulsion, d'expulsion, 
c'est une
énergie venue de l'expulsion plutôt que de la 
curiosité. La
curiosité est venue après. 
 
Je n'ai jamais vraiment atterri quelque part; à un moment, 
cela a
été relayé par la photographie qui est une 
façon de
tempérer le contact, d'avoir un contact virtuel avec 
l'environnement. Je
ne peux pas tirer des voyages un enrichissement de type 
ethnologique, culturel,
sociologique. Je considérais finalement le voyage comme 
une
activité abstraite. Ce qu'on trouve d'une certaine 
façon c'est le
choix, on cherche quelque chose c'est sûr, mais je n'ai jamais
cherché à pénétrer - avec une 
espèce de
crainte, de pudeur - d'autres cultures. Par exemple, je n'ai jamais
cherché à voir les Indiens d'Amérique du 
Nord. C'est une
sorte de respect de dire: "De toutes façons, cela m'est 
interdit, ce
n'est pas la peine de jouer les figurants dans une culture qui n'est 
pas la
mienne". Elle existe, ce que je ne peux en percevoir est peut-
être
fascinant, mais je ne veux pas en être un acteur. Tant pis, 
c'est ainsi,
et il me semble que l'altérité radicale c'est de 
savoir,
qu'à un moment donné, on ne comprendra pas l'autre, 
qu'il est
incompatible et que c'est bien comme ça; il faut maintenir
l'incompatibilité entre les choses pour qu'elles gardent 
chacune leur
intensité. Malheureusement, aujourd'hui la stratégie 
est de tout
compatibiliser, tout mêler dans une espèce de 
melting pot,
où chacun tire de l'autre le pire. 
 
Je n'ai jamais eu l'envie d'assimiler une autre culture, ni 
même
éventuellement de l'aider. Mais je trouve le tourisme ethno-
intellectuel
extrêmement prétentieux. Au coeur même du 
voyage, reste une
forme de solitude puisqu'on est coupé de sa propre culture 
et à
mon avis c'est positif. Il me semble, et c'est propre à la 
culture
occidentale, que nous ne pouvons qu'avoir une position 
ambiguë envers
notre propre culture. On ne peut pas avoir vraiment de rapport
réconcilié avec elle. Je pense que c'est une situation
intellectuelle très, très 
désespérante. Il faut
être à contre-pied de sa propre culture, mais il ne 
faut pas
s'aider des autres cultures. On m'a souvent dit: "Oh! mais là-
dedans, il
y a des choses proches des philosophies orientales!...". Mais je n'ai 
jamais
voulu prendre cela en référence. C'est impossible. 
Ça
reste absolument énigmatique. Le Japon est fascinant, mais 
on ne peut
que le voir à distance, c'est bien ainsi parce que la distance 
c'est ce
que Segalen appelait: "L'exotisme radical". Il faut rester en 
situation
d'exotisme radical. 
 
Maintenant, on consomme ces cultures-là, après on a 
appelé
ça de la communication... Nous sommes passés peut-
être de
la communication à la consommation comme on l'a si bien 
dit et
maintenant de la communication, nous sommes passés 
à la
contamination. Dans ce type d'échanges culturels, chacun 
échange
ses virus, enfin ce sont les côtés les plus 
négatifs
(rire). 
 
Je suis d'accord avec vous, la plus grande considération 
que nous
puissions avoir pour l'autre, c'est de le garder comme 
altérité.
Il ne faut ni réduire, ni homologuer. Dit comme 
ça c'est
dur, mais il ne faut pas se réconcilier, il ne faut pas 
chercher la
réconciliation, ni avec l'autre en soi (rire), ni avec soi-
même.
Ça me semble être une forme du défi, tonique 
et positive. 
 
Les pieds enracinés dans l'histoire et le regard vers le 
futur,
ont-ils quelque chose à voir avec la mort?  C'est une 
drôle
d'image. Les pieds et le regard (rire); à voir avec la mort? 
Oui! Je ne
sais pas où les pieds sont enracinés parce que, si 
l'histoire est
en cause, il n'est pas sûr qu'on ait encore les pieds dedans et 
que le
regard se porte encore vers le futur. Alors, la question est un peu 
tordue.
Quant à la mort, j'aimerais y revenir à propos du 
rapport avec la
fin, parce que le titre L'Illusion de la fin reste un peu 
ambigu, on ne
sait pas très bien de quoi il s'agit. Il s'agit effectivement 
quelque
part de la mort, de la déprivation de la mort; c'est le 
fait que,
justement, dans ce système, nous n'avons plus à la 
fois de
racine, ni d'origine, ni de regard, ni de fin. La mort était cet
événement - c'est l'événement 
crucial - qui fait
que quelque chose ou quelqu'un trouve sa fin, et trouver sa fin, c'est
l'événement essentiel dans la mort, ce n'est pas une 
fin
définitive, il faudrait opposer la mort à la survie. 
 
Le système nous met en état de survie, nous assure 
en quelque
sorte de passer au-delà de la mort, pas encore 
biologiquement bien qu'il
y ait le fantasme en soi, mais de toute façon, on s'arrange 
pour exister
en passant de l'autre côté de la mort, en essayant de 
passer dans
la survie, au prix de la vie d'ailleurs. C'est effectivement une
opération d'escamotage de l'origine et de la fin. En principe, 
les
individus apparaissent et disparaissent, et la chance de 
disparaître est
équivalente à celle d'apparaître, tout cela fait 
partie de
l'enchaînement symbolique des choses.
  Suite 
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