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Accueil > Revue Intemporelle > No6 - Entre l'envol et la chute...

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Jean Baudrillard (suite)

Il est peut-être aussi trop tard pour la classe médiatique; je pense qu'effectivement le problème est de se retrouver enfermé derrière l'écran, les masses étant de l'autre côté, spectatrices, inertes, passives. Mais cette résistance, ce silence des masses, est aussi une immunité; alors au travers de toutes ces immunités, chacun s'enferme et il arrive une espèce de blocage. Le problème aujourd'hui est de désimmuniser les choses, pour retrouver une fluidité, une communication quelconque. D'ailleurs, c'est peut-être le sens de toute cette mise en accusation de la classe politique par les juges, enfin de tous ces scandales, ce blanchiment, etc. C'est peut-être un effort désespéré de la classe politique de se remettre en jeu, de briser son immunité, pas seulement parlementaire, et peut-être de retrouver une communication avec la société.

À ce moment-là, les juges ont un travail à faire, tout à fait interne à la politique elle-même, qui est d'essayer de la sauver en la mettant en accusation. Parce qu'il faut bien un jour ou l'autre, qu'elle rentre dans le jeu. On peut l'interpréter comme ça, et à mon avis c'est aussi vrai pour les médias qui essayent de retrouver, de remettre le téléspectateur dans l'écran; tous les reality-shows, etc., c'est ça, c'est aussi une tentative d'une classe médiatique de retrouver un contact, de faire reparticiper la société inerte à l'opération.

Ce n'est pas vraiment une analyse politique, elle est plutôt transpolitique, mais ça me semble important. Pour revenir aux intellectuels, dans la mesure où ils existent encore, où ils auraient encore vocation à exister, ça doit être la même chose, ils doivent s'occuper de tout et de n'importe quoi pour avoir l'air d'exister, à mon avis, ce n'est pas tellement une belle preuve d'existence... (rire). Non, parce que je pense que s'il y a un point extérieur d'où on puisse fonctionner, extérieur à ce système, à ce moment-là, il faut vraiment prendre le parti - ça fait un peu prétentieux - de la pensée, de la théorie, etc. Or, elle doit être radicalement et rigoureusement en dehors, c'est-à-dire qu'elle doit être un défi au monde réel, une fiction, elle doit tenter d'inventer d'autres formes et non pas d'essayer de disculper ou de réinventer des valeurs qui sont de toutes façons perdues.

La connaissance confère le pouvoir à ceux qui la possèdent. En même temps, la diffusion de la connaissance, peut être faite à tous les niveaux. C'est pour cela que les nouvelles générations vous regardent comme un modèle de provocation, de défi, de révolutionnaire même, d'esthétisme parfois, et définitivement comme le "philosophe du scepticisme"...?
Ah oui (rire)! vous pensez ça? Non, scepticisme? Oh, non, parce que c'est une position critique relativement traditionnelle. Moi je suis un peu de tout, je suis aussi bien stoïcien que sceptique, épicurien qu'agnostique (rire). Enfin, je veux bien endosser toutes les doublures.

Cette pensée n'est pas sceptique, ni nihiliste - le nihilisme fait une sorte d'état des choses, un constat de désillusion péjorative, etc. - peut-être est-elle provocatrice dans la mesure où elle essaye d'aller plutôt plus vite que les choses elles-mêmes - ce qui semble être la simple fonction vitale de la pensée - d'anticiper et forcément en anticipant, on tombe sur une sorte de vide qu'on est bien forcé de prendre en compte. Le nihilisme prend acte de la fin définitive de quelque chose. Or, je dis justement que c'est l'illusion de la fin, et qu'il n'y a pas de fin. Le pire ça doit être ça, c'est que rien ne prend fin, c'est au- delà du nihilisme, c'est encore plus alors (rire), mais ce n'est pas un nihilisme désespéré dans ce sens-là. Parce que je pense quand même qu'il y a une forme de réversibilité des choses et ça fait partie de ce mouvement transhistorique qui fait qu'on ne peut jamais prendre acte d'un état des choses, prendre acte d'une fin de l'histoire, fin du social. Les valeurs sont en train de mourir et peut-être c'est tout, et là, il faut prendre acte de la disparition des valeurs je ne suis pas nihiliste du tout. Mais les formes telles que la séduction, le défi, l'illusion, la reversibilité, etc., sont indestructibles et dans ce sens- là, il n'y a pas besoin d'y croire, ça fonctionne tout seul.

Vous croyez aussi que le rêve est arrivé à sa fin?
Oh, là je ne suis ni un technicien du rêve, ni un technicien de l'interprétation des rêves. Le rêve maintenant a pris un rôle en tout cas fonctionnel, il n'est plus onirique, il est devenu ou analytique, ou fantasmatique ou des tas d'autres choses. Peut-être une déperdition du rêve et de sa propre illusion. Est-ce que les rêves ont encore leur place? Je ne suis pas sûr qu'il y en ait encore pour le rêve, au sens métaphorique du terme, ni pour les rêves collectifs. En tout cas, c'est sûr qu'ils sont dangereusement menacés.

Nous sommes dans une culture qui est en train d'exterminer l'illusion sous toutes ses formes, nous sommes en train de réaliser, de matérialiser le monde jusque dans ses confins. Au mieux le rêve sera éventuellement ré-utilisé comme médium opérationnel, opératoire. Mais je ne sais pas si le rêve, l'utopie, etc., dessinent encore une sorte de contrepartie. La puissance de l'illusion est passée, si on veut, heureusement ou malheureusement, dans les choses, les techniques, les technologies, etc. C'est-à- dire que le problème c'est que tout se réalise, que les rêves collectifs se sont trouvés en quelque sorte ressaisis par des techniques, par les sciences, etc. On les réalise et à partir du moment où ils sont réalisés, comme l'utopie, ils meurent. En fait, l'utopie n'est pas faite pour être réalisée. C'est le paradoxe de tout ce qui est fantasme, rêve, utopie, etc. Par exemple, le social avait une puissance illusoire, fantasmatique très forte, mythique dans la mesure où c'était une perspective, un rêve, une utopie. Maintenant, le social est passé partout, on pourrait en dire autant pour l'esthétique, etc., et la généralisation de ces choses-là, leur réalisation et leur mise en pratique font qu'il n'y a plus cette dimension de l'illusion.

Si je devais avoir une nostalgie, ce serait celle de la perte de l'illusion, non pas de la perte du réel. On dit que tout le réel disparaît au profit du virtuel. C'est vrai, nous avons en quelque sorte perdu le réel, mais il me semble qu'il y a une perte plus grave que celle du réel, c'est la perte de l'illusion, mais dans sa forme radicale, pas de l'illusion religieuse de Freud quand il parlait de la fin d'une illusion. Là, ce n'est pas l'illusion de la fin, c'est la fin d'une illusion (rire). La fin de ses illusions superstitieuses, celles d'un autre monde, à la limite c'est une bonne chose. Il s'agit de l'illusion radicale du monde, c'est-à-dire la magie des apparences, l'illusion vitale dont parlait Nietzsche, qui me semble plus fondamentale que le réel même, et c'est celle-là qui est en train d'être réellement exterminée. Nous avons affaire à un processus d'extermination de l'illusion, qui est plus grave que le processus de forclusion du réel auquel nous avons affaire. Tout cela est aujourd'hui sous le signe du virtuel...

Cette illusion du monde, ce grand jeu des apparences, des passions, de la séduction, etc., peut-on la retrouver? Est-ce qu'elle peut être encore quelque part?... Oui et non. Dans le cadre de l'analyse des systèmes, virtuellement on ne retrouvera plus l'illusion du monde en tant que telle; je ne parle pas d'illusion subjective, de notre illusion, de nos désillusions, mais du monde comme illusion, c'est- à-dire les choses telles qu'elles ne sont pas, telles qu'elles se donnent sans y être; tel que le monde est absent dans sa présence même, tel qu'il est toujours autre que ce pour quoi nous le prenons. C'est cette forme radicale - dans le sens que c'est presque une scène primitive du monde et de la conscience - que nous sommes en train de perdre au profit du réel, de l'hyper-réel, de la chose visible, hyper- visible. Enfin, tout doit fournir la preuve de son existence, etc., rien ne doit plus participer à l'illusion. Donc, cette extermination de l'illusion me semble vraiment être la catastrophe, plus que celle du réel. Le réel à mon avis, il n'y a pas tellement longtemps que ça existe aussi (rire) et peut-être c'est une forme provisoire... Nous avons en quelque sorte forcé le monde à devenir réel. Nous sommes la seule culture à avoir fait ça, parce que toutes les autres cultures s'organisent sur la maîtrise symbolique de l'illusion du monde et en général, elles s'en sont beaucoup mieux tirées que nous, mais ça c'est une autre affaire.

Parlez-nous de votre expérience du voyage, de l'aventure, du jeu, de la joie du contact avec les autres populations.
Le voyage a toujours été une dimension stratosphérique (rire), c'est-à-dire, je n'ai jamais été un homme de terrain, je n'ai jamais été un aventurier, et le voyage a d'abord été plutôt une façon de se débarrasser de sa propre culture. Je ne sais pas si c'est une façon de rechercher l'autre, mais c'est un préalable, c'est lié à une forme de déni, de démenti de sa propre culture. Je ne sais pas si c'est une position favorable à la découverte de l'autre, mais enfin c'est déjà une forme d'ouverture; peut-être un peu négative, mais c'est une forme de propulsion, d'expulsion, c'est une énergie venue de l'expulsion plutôt que de la curiosité. La curiosité est venue après.

Je n'ai jamais vraiment atterri quelque part; à un moment, cela a été relayé par la photographie qui est une façon de tempérer le contact, d'avoir un contact virtuel avec l'environnement. Je ne peux pas tirer des voyages un enrichissement de type ethnologique, culturel, sociologique. Je considérais finalement le voyage comme une activité abstraite. Ce qu'on trouve d'une certaine façon c'est le choix, on cherche quelque chose c'est sûr, mais je n'ai jamais cherché à pénétrer - avec une espèce de crainte, de pudeur - d'autres cultures. Par exemple, je n'ai jamais cherché à voir les Indiens d'Amérique du Nord. C'est une sorte de respect de dire: "De toutes façons, cela m'est interdit, ce n'est pas la peine de jouer les figurants dans une culture qui n'est pas la mienne". Elle existe, ce que je ne peux en percevoir est peut- être fascinant, mais je ne veux pas en être un acteur. Tant pis, c'est ainsi, et il me semble que l'altérité radicale c'est de savoir, qu'à un moment donné, on ne comprendra pas l'autre, qu'il est incompatible et que c'est bien comme ça; il faut maintenir l'incompatibilité entre les choses pour qu'elles gardent chacune leur intensité. Malheureusement, aujourd'hui la stratégie est de tout compatibiliser, tout mêler dans une espèce de melting pot, où chacun tire de l'autre le pire.

Je n'ai jamais eu l'envie d'assimiler une autre culture, ni même éventuellement de l'aider. Mais je trouve le tourisme ethno- intellectuel extrêmement prétentieux. Au coeur même du voyage, reste une forme de solitude puisqu'on est coupé de sa propre culture et à mon avis c'est positif. Il me semble, et c'est propre à la culture occidentale, que nous ne pouvons qu'avoir une position ambiguë envers notre propre culture. On ne peut pas avoir vraiment de rapport réconcilié avec elle. Je pense que c'est une situation intellectuelle très, très désespérante. Il faut être à contre-pied de sa propre culture, mais il ne faut pas s'aider des autres cultures. On m'a souvent dit: "Oh! mais là- dedans, il y a des choses proches des philosophies orientales!...". Mais je n'ai jamais voulu prendre cela en référence. C'est impossible. Ça reste absolument énigmatique. Le Japon est fascinant, mais on ne peut que le voir à distance, c'est bien ainsi parce que la distance c'est ce que Segalen appelait: "L'exotisme radical". Il faut rester en situation d'exotisme radical.

Maintenant, on consomme ces cultures-là, après on a appelé ça de la communication... Nous sommes passés peut- être de la communication à la consommation comme on l'a si bien dit et maintenant de la communication, nous sommes passés à la contamination. Dans ce type d'échanges culturels, chacun échange ses virus, enfin ce sont les côtés les plus négatifs (rire).

Je suis d'accord avec vous, la plus grande considération que nous puissions avoir pour l'autre, c'est de le garder comme altérité. Il ne faut ni réduire, ni homologuer.
Dit comme ça c'est dur, mais il ne faut pas se réconcilier, il ne faut pas chercher la réconciliation, ni avec l'autre en soi (rire), ni avec soi- même. Ça me semble être une forme du défi, tonique et positive.

Les pieds enracinés dans l'histoire et le regard vers le futur, ont-ils quelque chose à voir avec la mort?
C'est une drôle d'image. Les pieds et le regard (rire); à voir avec la mort? Oui! Je ne sais pas où les pieds sont enracinés parce que, si l'histoire est en cause, il n'est pas sûr qu'on ait encore les pieds dedans et que le regard se porte encore vers le futur. Alors, la question est un peu tordue. Quant à la mort, j'aimerais y revenir à propos du rapport avec la fin, parce que le titre L'Illusion de la fin reste un peu ambigu, on ne sait pas très bien de quoi il s'agit. Il s'agit effectivement quelque part de la mort, de la déprivation de la mort; c'est le fait que, justement, dans ce système, nous n'avons plus à la fois de racine, ni d'origine, ni de regard, ni de fin. La mort était cet événement - c'est l'événement crucial - qui fait que quelque chose ou quelqu'un trouve sa fin, et trouver sa fin, c'est l'événement essentiel dans la mort, ce n'est pas une fin définitive, il faudrait opposer la mort à la survie.

Le système nous met en état de survie, nous assure en quelque sorte de passer au-delà de la mort, pas encore biologiquement bien qu'il y ait le fantasme en soi, mais de toute façon, on s'arrange pour exister en passant de l'autre côté de la mort, en essayant de passer dans la survie, au prix de la vie d'ailleurs. C'est effectivement une opération d'escamotage de l'origine et de la fin. En principe, les individus apparaissent et disparaissent, et la chance de disparaître est équivalente à celle d'apparaître, tout cela fait partie de l'enchaînement symbolique des choses.

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