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Maître Eckhart, un Ruisseau à l'Orée du Néant

Jean-Rémi Deléage
Journaliste

"Un avec l'Un, un venant de l'Un, un dans l'Un et, dans l'Un, un éternellement"
Maître Eckhart, De l'homme noble

Lui, le philosophe, l'homme d'action, le poète, le fou. Lui, le singulier professeur de l'université de Paris, successeur d'Alexandre le Grand au Studium generale de Cologne. Lui, le dominicain hétérodoxe, d'autant plus héroïque qu'il est condamné en son temps par ses frères en religion, devenus par décision papale responsables de l'Inquisition. Lui, le passionné de l'unité, l'homme de synthèse, pont entre Saint Augustin (la conversion de l'homme intérieur) et Denys le pseudo-Aréopagite (l'extase vers Dieu).

Lui, le chercheur de vérité qui côtoie l'abîme, nourri de la pensée d'Avicenne, d'Averroès et de Maimonides. Lui, le moderne, qui professe une religion d'avenir, faite de connaissance et non de morale, de hardiesse et non de peur, d'offrande et non de rachat. Lui, le fidèle d'amour qui rejoint dans l'incandescence de la pensée, un Ibn'Arabî, un Raymond Lulle, un Pico Della Mirandola, un Jean de la Croix. Lui, qu'on a surnommé le Dante allemand, connu sous le nom de Maître Eckhart, fut et est toujours pour moi un ami de veille...

Il n'est pas d'autre vérité que celle de l'oeuvre dans l'indépendance des dogmes. Toute la vie du Maître en témoigne. Né aux alentours de 1260 dans un village de Thuringe du nom de Hockheim, Eckhart entra très jeune au couvent dominicain de Erfurt. Après onze ans d'étude, une de noviciat, deux d'application, suivirent cinq ans de philosophie, puis trois de théologie.

Ses qualités exceptionnelles avaient dû le faire remarquer puisqu'il fut admis à poursuivre ses études au Studium generale de Cologne, fondé pour l'élite de l'Ordre, par Albert le Grand, en 1248. On retrouve sa trace en 1294 à Paris comme étudiant, puis à Erfurt où il devient prieur du couvent et vicaire général de Thuringe. Vers 1302, Eckhart est de nouveau envoyé à Paris où il reçoit le titre de Maître en sacrée théologie de l'université de Paris, qui théoriquement devait le mettre à l'abri des censures.

En 1304, il est nommé provincial de Saxe et reçoit le grade de licencié en théologie par bulle pontificale. Puis, le chapitre général de Strasbourg lui confie en 1307 la mission de réformer les couvents de l'Ordre. Après un troisième séjour à la Sorbonne, il est nommé à un poste universitaire de tout premier plan. Il enseigne en qualité de magister actu regens (Maître dans l'exercice de ses fonctions), qui n'avait été confié qu'au seul Thomas d'Aquin.

En 1322, parvenu au fait de sa trajectoire, bouclant la boucle, il prend la direction du Studium generale de Cologne. C'est sans doute à cette époque qu'il prononce les sermons qui sont parvenus jusqu'à nous sous la forme de transcriptions d'auditeurs. C'est également à ce moment qu'il subit les premières attaques de l'archevêque de Cologne mettant en doute son orthodoxie théologique.

Il entre alors dans une nuit où même les étoiles mentent. Après moults rebondissements, deux inquisiteurs, puis le pape, condamneront vingt-six propositions par lui soutenues, comme contraires à la vraie foi (voir encadré). Le verdict tombe : Eckhart est un hérétique! Les traces historiques le concernant s'évanouissent à partir de février 1327. Mais rien ne prouve que Maître Eckhart soit mort avant sa condamnation en 1329, même si l'Eglise, par l'entremise du pape et sa bulle fratricide In agro dominico, affirme qu'il n'est plus. J'aime à penser que l'homme, lassé des intrigues politiques, des discours partiaux et d'un injuste procès, indifférent au bassesses et aux mensonges, a disparu dans les limbes, a effacé délibérément les traces de sa vie tel un Lao Tseu, pour continuer son infatigable périple dans le silence de l'intranquillité.

Voyage inachevé peut-être, surement pas inaccompli. D'ailleurs, sa voix continua de chuchoter au cours des siècles, à travers d'autres maîtres tels que Henri Suzo (1296-1366), Jan Van Ruusbroec dit l'Admirable (1293-1381), Nicolas de Cues (1401-1464), Ignace de Loyola fondateur des Jésuites, Jean de la Croix, Jacob Boehme, le "pauvre cordonnier de Görlitz" (1575-1624). Sans oublier Angélius Silesius (1624-1677) qui, illuminé comme son prédécesseur par le travail de l'intelligence et l'épreuve de l'"abandon", parlait en ces termes de la gratuité : "La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu'elle fleurit. Elle ne fait pas attention à elle-même, ne demande pas si on la voit."

Ce "sans pourquoi", cette compréhension de l'être comme devenir et comme essence, qui hantera profondément Heidegger, trouvera aussi un havre chez Hegel. Il aurait confié un jour, découvrant la pensée du maître rhénan : "S'il en est ainsi, nous n'avons besoin de rien d'autre".

On se souvient que les écrits d'Eckhart, longtemps enfouis sous la poussière des siècles, et rejetés par l'Église, ne refirent vraiment surface qu'au milieu du siècle dernier, enthousiasmant successivement Schopenhauer et Georges Bataille. Comme le dit Jean-Pierre Lombard dans une préface des Sermons : "Que les idées soient, selon l'expression de Husserl, plus fortes que toutes les forces empiriques, la possibilité de lire Maître Eckhart après six siècles de rejet et d'oubli semble en donner une lumineuse confirmation (...) Preuve que les idées n'ont pas d'autre âge que celui de leur fécondité." De cette riche matière à penser, Carl Gustav Jung, y verra l'expression de l'identité symbolique entre l'homme et Dieu. D'ailleurs, la notion d'inconscient collectif se rapproche de la conception eckhartienne de la "nature" -- un universel que le Christ assuma, au dire du maître, en son incarnation : "quand le Christ devint homme, il n'assuma pas un être humain déterminé, il assuma la nature humaine."

Ma première rencontre avec le Thuringien fut foudroyante. Sa langue coupante et nue, sans cesse au bord de l'indicible, ses images tissées de paradoxes, ses paraboles inventives ciselées d'humour, ont fait germer en moi d'intenses gestations.

Ecrivant ces lignes me vint ainsi en mémoire : "Celui qui aime Dieu en vue de son propre intérêt l'aime, comme il aime sa vache, pour le lait et le fromage qu'elle lui donne. Ainsi font toujours ces personnes qui aiment Dieu pour la richesse extérieure ou la consolation intérieure et ils n'aiment pas vraiment Dieu, ils aiment leur propre avantage." Au long de toutes ces années de lecture et relecture, de mise en pratique laborieuse, nous ne nous sommes jamais quittés -- mis à part mes "absences personnelles" !

Car l'aventure proposée, aussi paroxystique soit-elle (ou justement à cause de cela) est sans doute la seule qui soit essentielle dans une vie d'homme : celle de l'émergence de la conscience à elle-même, de son éveil joyeux. Il nous invite, sans dogmatisme au détachement de nos préjugés, de nos chères, très chères illusions. De là dépend notre métamorphose, qu'il appelle la naissance du Fils en nous.

Eckhart, sans céder d'un pouce aux épanchements émotionnels dans lesquels s'illustre parfois la mystique, se fait l'apôtre d'une gnose chrétienne où l'intelligence agente est prééminente : seule, l'activité constituante de la conscience claire peut nous délivrer de nous-mêmes. Ainsi est-il aussi éloigné qu'on peut l'être de la dévotion, du dolorisme ou de la foi mièvre qui caractérisent le catholicisme.

L'oeuvre est si subtile, si riche... Vouloir en faire le tour en si peu de temps serait lui faire injure. C'est pourquoi, j'ai choisi de ne porter témoignage que sur le sermon qui me troubla le plus lorsque pour la première fois j'en fis la lecture.

Cherchant la vertu qui lui permettrait au mieux de réaliser cette naissance du fils, afin de se conformer le plus étroitement à son Seigneur, Eckhart, dans un sermon incomparable, n'en trouve pas d'autre que le pur détachement de toute chose créée. Vertu qu'il place au dessus de l'humilité, de la compassion et même de l'amour! Comme si l'homme pouvait se trouver non dans l'inspiration, mais dans l'expiration. Dans le détachement, précise-t-il, l'homme ne veut être ni ceci ni cela, ni au-dessus ni au-dessous des autres, car il ne veut pas être quelque chose. Être soi-même suffit à toute une vie. Et que faire d'autre d'ailleurs ?...

Dans le voyage de retour, l'humilité, passage obligé vers le vrai soi-même prôné par toutes les sagesses, n'est encore qu'une étape. Car l'humilité peut exister sans détachement, mais non pas le parfait détachement sans une humilité parfaite. Et de citer la Sainte Vierge dans les Évangiles qui se glorifie de son humilité et non de son détachement quand elle dit : "Il regarda l'humilité de sa servante." Pourquoi? parce que si celle-ci n'avait même pensé que d'un mot au détachement, celui-ci aurait été troublé.

Ainsi en est-il de la compassion : ce n'est rien d'autre que le fait pour l'homme de sortir de lui-même vers les défauts de son prochain et d'en avoir le coeur troublé. Comment alors accomplir l'unité si je sors de moi-même à chaque fois que mon âme s'incline sur la douleur de mes frères ?

Le passage sur l'amour est encore plus étonnant.

Beaucoup de maîtres prônent l'amour comme ce qui est de plus haut, tel saint Paul quand il dit : "Quelque tâche que j'entreprenne, si je n'ai pas l'amour je ne suis rien." Mais je mets le détachement encore au-dessus de l'amour. D'abord pour cette raison : le meilleur dans l'amour est qu'il m'oblige à aimer Dieu. Or c'est quelque chose de beaucoup plus important d'obliger Dieu à venir à moi que de m'obliger à aller à Dieu, et cela parce que ma béatitude éternelle repose sur ce que Dieu et moi devenions un. Car Dieu peut entrer en moi d'une façon plus intime et s'unir à moi mieux que je ne peux m'unir à lui. (...) Le lieu naturel de Dieu qui lui est propre par excellence est l'unité et la pureté, or celles-ci reposent sur le détachement. C'est pourquoi Dieu ne peut pas s'empêcher de se donner lui-même à un coeur détaché." Même la souffrance par amour, oblige la créature à jeter un regard sur la créature par laquelle il souffre. Dans le détachement au contraire, il se tient libre et vide de toutes créatures. Ainsi, le détachement est si proche du pur néant qu'il n'y a rien qui serait assez fin pour trouver place en lui, hormis Dieu.

Tel un maître zen en pleine culture médiévale européenne, je l'imagine en chaire, s'adressant avec ardeur aux étudiants stupéfaits : Le vrai détachement signifie que l'esprit se tient impassible dans tout ce qui lui arrive, que ce soit agréable ou douloureux, un honneur ou une honte, comme une large montagne se tient impassible sous un vent léger. Eckhart cite le maître Vincent : "L'esprit qui est détaché, sa puissance est si grande : ce qu'il voit est vrai, et ce qu'il désire cela lui est accordé, et là où il commande il faut lui obéir !" Et d'ajouter : l'esprit détaché contraint Dieu à se donner lui-même à lui.

Cette approche a levé en moi un levain de questions (et au passage fortement égratigné mon besoin de consolation). Elle sous-entend que Dieu est, comme principe de vie, aussi impassible quand il crée le Ciel et la Terre que lorsqu'il "partage" la condition humaine : il ne souffre ni par nous, ni avec nous, ni en nous... Je l'affirme : toutes les prières et toutes les bonnes oeuvres que l'homme peut accomplir ici dans le temps, le détachement de Dieu en est aussi peu touché que s'il n'y avait absolument rien de tout cela (...) même quand au sein de la divinité le Fils voulut devenir homme et le devint et souffrit le martyre, cela ne toucha pas l'impassible détachement de Dieu, pas plus que s'il n'était jamais devenu homme.

Et Eckhart d'expliquer : puisque Dieu créa le monde en une fois, espace-temps compris, il a, en un premier regard, vu toutes les vies de toutes les créatures, et leurs prières et leurs actes, et ce de toute éternité. Ainsi, notre prière d'aujourd'hui, il ne l'exauce pas aujourd'hui, il l'a exaucé dans son éternité avant que l'on ne devînt homme. Ainsi Dieu a tout vu de son premier regard; il n'opère rien à l'occasion, mais tout est déjà fait d'avance (...) Dieu ne regarde pas dans le temps et devant son regard n'arrive rien de nouveau.

Pourtant les Écritures témoignent que Christ-Jésus (le Fils non pas semblable, ou égal ou uni au Père, mais un avec Lui) pleure sur Lazare, et s'écrie : "Mon âme est triste jusqu'à la mort." Comment pourrait-il être dans le détachement impassible ? Ce à quoi Eckhart répond en distinguant deux hommes en un : un homme extérieur (Jésus ?) qui peut être sensible, tourmenté, et un homme intérieur (le Christ ?) entièrement dégagé et impassible. Deux en un comme le sont la porte et le gond ou mieux encore, les rayons de la roue et le moyeu. C'est ce côté extérieur de l'homme qui pleure ou gémit, tandis que son côté intérieur, vide, n'est attaché à aucune forme.

Notre philosophe ne voit point là de dualité. Plutôt une "duellité". L'homme et Dieu pour Eckhart sont de telle parenté que seule l'unité, au sens plein de ce terme, est capable de dire leur relation d'origine : deux en tant qu'Un -- Un comme l'être qui est devenir, comme la substance qui est relation, comme l'unité qui se nie elle-même et qui nie sa propre négation.

Sûr de son intuition, notre maître rhénan n'hésite pas à affirmer dans un autre texte que "Dieu est avec nous dans la souffrance (...) Cela signifie qu'il souffre lui-même avec nous. Vraiment celui qui connaît la vérité, sait que je dis vrai. Dieu souffre avec l'homme, oui, il souffre selon son mode, davantage et incomparablement plus que celui qui souffre, qui souffre pour lui." Cette nature simultanément détachée et compassionnée serait-elle la condition du pur amour ou l'expression facétieuse et paradoxale de la "sainte contrariété universelle" ?

Il est dans la nature de l'amour qu'il flue et jaillisse de deux qui ne sont qu'Un. Un en tant que Un ne produit pas l'amour. Deux en tant que deux ne produit pas l'amour. Mais Deux en tant qu'Un produit nécessairement l'amour conforme à sa nature, pressant, ardent. Ce principe logique poussa Eckhart à penser radicalement l'unité de l'être humain et de Dieu, sans antécédent ni hiérarchie, mais sans fusion non plus qui abolirait les différences.

L'Un et le multiple ont une même identité d'origine et sont manifestés dans notre monde à trois dimensions par la relation. Dès que l'homme prie son Dieu et se tourne vers Lui, Dieu fait de même. Car l'homme est co-créateur de lui-même et co-engendreur de Dieu. Ainsi dit Maître Eckhart, du fait qu'il prend, le preneur fait du Seigneur un donateur. L'auteur du "Château de l'âme" n'entend donc pas prier Dieu pour qu'il lui donne quelque chose, pas plus qu'il n'entend le louer pour ce qu'il aura reçu : il prie Dieu pour être rendu digne de le "recevoir".

Encore une fois, le magister actu regens brise les idoles de la foi, et brûle les images rassurantes que nous nous faisons du monde pour attendrir notre inquiétude. À l'évidence, joie d'images et formes pensées sont encore prison. "Il est bon pour vous que je vous quitte, dit un jour Christ-Jésus à ses disciples, car si je ne vous quitte pas vous ne pouvez recevoir le Saint-Esprit." Et Eckhart de traduire : Vous avez tiré jusqu'à présent trop de joie de ma présence visible, c'est pourquoi vous ne pourriez recevoir la joie parfaite du Saint-Esprit. Dépouillez-vous donc de tout ce qui est image et unissez-vous à l'essence sans image et sans forme. Car la consolation spirituelle de Dieu est douce, c'est pourquoi elle ne veut s'offrir qu'à celui qui méprise la consolation perceptible par les sens.

Cette approche iconoclaste n'est qu'un prélude à plus vigoureux. Parlant de la force d'amour comme d'une puissance transmutatoire, le voilà qui assène, citant saint Augustin : Ce que l'homme aime, il l'est. S'il aime une pierre, il est pierre, s'il aime un être humain, il est un être humain ; s'il aime Dieu... -- or je n'ose continuer, car si je disais qu'il est Dieu, vous pourriez me lapider, mais je vous renvoie à l'Écriture. (S. 40)

On comprend que Maître Eckhart fut "lapidé" par les autorités ecclésiales, puisque, bravant les interdits, il ose plus tard combler le vide prudemment laissé par Augustin : Tu dois l'aimer en tant qu'il est un non-Dieu, un non-intellect, une non-personne, une non-image. Plus encore : en tant qu'il est un Un pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous abîmer du quelque chose au néant.

À sa façon, Eckhart, fidèle d'entre les fidèles, aura été plus loin que les Argonautes : il aura navigué et véçu jusqu'au bout de ses idées, dansé avec les anges, dans la plénitude de ceux qui -- comme le dit si joliment Fernando Pessoa -- "se sont vidés de tout le vide du monde."

Jean-Rémi Deléage

1. Claude Michel Cluny, Le Fleuve et l'Écho, aux Éditions de La Différence.
2. Toutes choses ont un pourquoi, mais Dieu n'a pas de pourquoi et l'homme qui demande à
Dieu quelque chose d'autre que lui-même fait de Dieu un "pourquoi". Sermon 59
3. Œuvres de Maître Eckhart. Sermons-traités. Tel/Gallimard.
4. Cf. la définition de la gnose selon Raymond Abellio (in La Structure absolue, Gallimard)
5. Le Magnificat, Luc, 1 34-58
6. Voir le remarquable ouvrage Maître Eckhart ou l'empreinte du désert de Gwendoline Jarczyk
et Pierre-Jean Labarrière. aux Éditions Albin Michel.
7. (S. 83) Par "Néant" Eckhart ne signifie pas négation. Gardez-vous donc de vous conduire
comme si vous étiez ceci ou cela, mais tenez-vous en à la liberté de la nature humaine indivisée. C'est pourquoi, si vous voulez être un, abandonnez toute négation, car négation cherche et sépare. Il ajoutera ailleurs : C'est le non qui brûle en enfer. Dans sa bouche, l'homme doit se libérer de l'être-néant pour le néant de l'être, ou néant signifie surcroît d'être.
8. Grain de sévené, traduit par Alain de Libéra, aux Éditions Arfuyen, 1988.

Comme le dit Jean-Luc Godard : "Il est de la règle de vouloir la mort de l'exception." Ainsi, vingt-huit "propositions" prononcées par "celui qui avait voulu en savoir plus qu'il ne convenait" furent condamnées le 27 mars 1329 par la bulle de Jean XXII. Aujourd'hui encore, ces propositions sont un scandale culturel et spirituel pour l'Église (à ce jour, Eckhart n'a toujours pas été réhabilité). En voici quelques-unes que le lecteur aura à coeur de remettre dans le contexte d'une oeuvre Une :

"De même, en toute oeuvre, même mauvaise, je dis mauvaise aussi bien du mal, de la peine que de la faute, se manifeste et brille également la gloire de Dieu."

"De même, celui qui injurie un autre, loue Dieu par le pêché même qu'il commet par ces injures, et il loue Dieu d'autant plus qu'il injurie davantage et qu'il pêche plus gravement."

"Ceux qui ne recherchent ni la fortune, ni les honneurs, ni l'utilité, ni la dévotion intérieure, ni la sainteté, ni la récompense, ni le royaume des cieux, mais ont renoncé à tout, même à ce qui leur est propre, c'est dans ces hommes-là que Dieu est glorifié."

"Toutes les créatures sont un pur néant; je ne dis pas qu'elles sont peu de chose, c'est-à-dire quelque chose, mais qu'elles sont un pur néant."

"Dieu n'est ni bon, ni meilleur, ni le meilleur : quand j'appelle Dieu bon, je parle aussi mal que si j'appelais noir ce qui est blanc."

 

 

La parole humaine lorsqu'elle
rejoint le Verbe
est un feu ailé, une lumière
dans la nuit.
Ma voix restera comme une lampe,
éclairant à la porte de Dieu,
écrit le poète iraquien Abdelwahhab al-Bayati.
Celle de Maître Eckhart, pur éclair de poésie, s'intitule :

GRANUM SINAPIS

I
Au commencement
au-delà du sens
là est le Verbe.
Ô le trésor si riche
où commencement fait naître
commencement !
Ô le coeur du Père
d'où à grand-joie
sans trêve flue le Verbe !
Et pourtant ce sein-là
en lui garde le Verbe. C'est vrai.

II
Des deux un fleuve,
d'Amour le feu,
des deux le lien
aux deux commun,
coule le très suave Esprit
à mesure très égale,
inséparable.
Les Trois sont Un.
Quoi ? Le sais-tu ? Non.
Lui seul sait ce qu'Il est.

III
Des Trois la boucle,
est profonde et terrible
ce contour-là
jamais sens ne saisira :
là règne un fond sans fond.
Échec et mat
temps, formes et lieu !
L'anneau merveilleux
est jaillissement,
son point reste immobile.

Ce point est la montagne
à gravir sans agir
Intelligence !
Le chemin t'emmène
au merveilleux désert,
au large, au loin,
sans limite il s'étend.
Le désert n'a
ni lieu ni temps,
il a sa propre guise.

V
Ce désert est le Bien
par aucun pied foulé,
le sens créé
jamais n'y est allé :
Cela est ; mais personne
ne sait quoi.
C'est ici et c'est là,
c'est loin et c'est près,
c'est profond et c'est haut,
c'est donc ainsi
que ce n'est ça ni ci.

VI
C'est lumière, c'est clarté
c'est la ténèbre,
c'est l'innommé,
c'est l'ignoré,
libéré du début ainsi
que de la fin,
Cela gît paisiblement
tout nu, sans vêtement.
Qui connaît sa maison,
ah ! qu'il en sorte !
et nous dise sa forme.

VII
Devient tel un enfant,
rends-toi sourd et aveugle !
Tout ton être devenir néant,
dépasse tout être et tout néant !
Laisse le lieu, laisse le temps,
et les images également !
Si tu vas par aucune voie
sur le sentier étroit,
tu parviendras jusqu'à
l'empreinte du désert.

VIII
Ô mon âme,
sors ! Dieu, entre !
Sombre tout mon être,
en Dieu qui est non-être,
sombre en ce fleuve sans fond !
Si je te fuis,
Tu viens à moi.
Si je me perds
Toi, je Te trouve,
Ô Bien suressentiel !


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