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Accueil > Revue Intemporelle > No7 - Bonnes nouvelles pour des temps difficiles

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Arnaud Desjardins (suite et fin)

Au lieu de m'appuyer sur quinze ans de vie en Orient pour attaquer tous ces mouvements, je me placerais plutôt du côté des sectes, à l'exception de deux ou trois... Mais mon rôle ne consiste pas à jouer les accusateurs.

À l'enthousiasme de certains, bien des sceptiques opposent la misère matérielle de l'Inde : pourquoi tant de misère et de violence dans un pays supposé si religieux ?
Ne confondons pas tout. Je crois qu'il conviendrait d'abord de distinguer la misère de la pauvreté. La misère de l'Inde est certes indiscutable, elle règne dans les banlieues des grandes villes où les gens vivent dans des conditions absolument sous-humaines; mais ces miséreux ne représentent après tout qu'un pour cent des 700 ou 800 millions d'Indiens.

La pauvreté me paraît une chose différente. Un Indien ayant marché pieds nus toute son existence peut être beaucoup plus heureux qu'un Occidental harcelé par toutes les pressions, les multiples "stress" de la vie moderne.

Venant de ma part, cette affirmation n'est pas totalement gratuite : j'ai en effet vécu, non pas seulement durant des semaines mais pendant des mois, et à plusieurs reprises, sans électricité, me baignant dans la rivière, pieds nus et vêtu de deux pièces d'étoffe autour des reins...

Non par amusement ou snobisme mais parce que je vivais exactement comme les Indiens au milieu desquels je me trouvais ; or, je vous assure que je ne souffrais aucunement de cette pauvreté.

Comme l'a si bien dit le Christ, gardons-nous de voir la paille dans l'oeil de notre voisin sans remarquer la poutre qui est dans le nôtre. Je ne me fonde pas pour tenir ces propos sur le produit national brut ou sur le revenu par tête d'habitant, mais sur la paix, l'absence d'angoisse que j'ai pu remarquer chez nombre d'Indiens.

Deuxièmement, dans quelle mesure l'hindouisme est-il responsable de cette absence de prospérité matérielle ? Ne serait-elle pas en grande partie le fruit des transformations du monde moderne, de la colonisation et de la décolonisation ?

Nous diposons d'au moins trois témoignages historiques, celui du Chinois Fah Ien (IIIe siècle avant J.-C.), du Grec Mégastène (IIIe siècle après J.-C.) et d'un autre Chinois Huein Tsang (VIe siècle avant J.-C.) décrivant l'Inde comme un pays prospère, aux routes entretenues, dans lequel les gens riches consacraient leur fortune à construire des dispensaires pour les malades et où les impôts étaient très réduits...

Est-ce l'hindouisme qui est incompatible avec le monde moderne ou le monde moderne qui est incompatible avec l'hindouisme? Peut-on trouver plus formidable constestation de la société de consommation que l'ancienne tradition hindoue ?

Ceci dit, ayant vécu et exercé une activité professionnelle en Inde, avec tous les enjeux que cela comporte, je suis bien placé pour savoir jusqu'où peuvent aussi aller dans l'Inde d'aujourd'hui la veulerie, la lâcheté et la corruption. Tout dépend, bien sûr, de ce que l'on choisit de voir là-bas. D'autre part, l'Occident est-il un magnifique témoignage de l'enseignement du Christ ?...

En tant que réalisateur pour la télévision française, vous avez abondamment filmé les moines et les sages orientaux. Comment ces moines, ces disciples, ou tout simplement les habitants des pays concernés, dont certains (je pense au Bhoutan) n'avaient à l'époque jamais vu d'Occidentaux, réagissaient-ils à votre présence parmi eux ?
Jamais on ne m'a considéré comme étant avant tout un caméraman. On ne voyait pas en moi un cinéaste se piquant de spiritualité mais un disciple, ou un apprenti-disciple qui, parfois filmait, comme il aurait pris des photographies, pour montrer dans son pays un visage authentique du bouddhisme ou du soufisme.

Une chose m'a cependant frappé : lorsqu'en 1967 les portes du soufisme afghan (que les arabes nomment en fait Taçawuf) se sont ouvertes devant moi, il ne m'a fallu que quelques jours pour comprendre ; avec l'aide de mon guide, ami, frère afghan du nom de Raonaq, que le moment de filmer n'était pas encore venu.

Dans cet Islam très tolérant mais tout de même orthodoxe, filmer eût été délicat. J'ai donc passé des mois inoubliables, allant de confrérie en confrérie, mais sans sortir ma caméra. Et puis, fin 1972, je reçois une lettre de Raonaq me disant que deux des maîtres soufis avec lesquels j'avais été le plus lié lui avaient chacun demandé si j'étais toujours disposé à faire un film, en ajoutant qu'auquel cas, le moment était venu.

Cette suggestion m'est presque apparue comme un ordre et j'ai dès le lendemain entrepris les démarches à la télévision. Nous avons donc passé des mois à tourner deux films que l'on peut voir aujourd'hui. Or, je sais à l'heure actuelle, par des renseignements venus directement de là-bas, que les confréries (Khanakas) soufies ont été incendiées, détruites, certains maîtres pendus, d'autres fusillés...

Et il n'y a pas eu, comme pour les Tibétains aujourd'hui dispersés dans le monde entier, de diaspora des Soufis afghans. Ces maîtres soufis ont-ils senti que leur fin était proche? Ont-ils voulu laisser un témoignage comme l'on jetait autrefois une bouteille à la mer ? Je me suis bien souvent posé cette question.

Vous venez d'évoquer la mise à sac du soufisme afghan. L'Inde traditionnelle que vous avez connue est-elle également en train de disparaître ?
Je vais vous donner deux réponses contradictoires : d'un point de vue, oui, elle disparaît, d'une manière éclatante et extrêmement rapide. Chaque nouvelle génération d'étudiants formés selon les méthodes modernes constitue une nouvelle "élite" qui se détourne de la tradition et se montre même extrêmement sévère à son égard.

Inversement, toute l'expérience que j'ai de l'Inde me conduit à dire ceci : cette tradition demeure encore si forte qu'elle va se maintenir et subsister ici et là pour ceux qui prendront la peine de partir à sa recherche.

Revenons maintenant à l'Occident. L'un des chapitres du livre Monde moderne et Sagesse ancienne s'intitule "La Fin des mères" et vous insistez souvent sur l'absence, dans notre société, de parents dignes de ce nom...
Je reviens en effet avec insistance sur une observation qui n'a rien d'original : la famille se trouve pratiquement détruite sous nos yeux. Les pères et les mères démissionnent, et cette abdication est une conséquence du contexte socio-culturel, des conditions de vie actuelles qui rendent si difficile le rôle des parents. Je lisais d'ailleurs récemment un rapport tout à fait remarquable de la sociologue française Évelyne Sullerot.

Dans ce document publié au Conseil économique et social, elle montre bien que la famille a pratiquement disparu, bien que l'on continue à en parler au présent. À ce propos, n'est-il pas saisissant de constater qu'un texte indien vieux de deux mille ans parle du "jour où la famille elle-même sera détruite"...

J'ai donc été intéressé de voir qu'une sociologue très compétente parvenait, au terme d'une étude si bien menée, à des conclusions très proches de ce que je pressentais d'une manière non scientifique. Voilà la tragédie de notre temps qui se transmet de génération en génération.

Ceci dit, on peut déjà déceler les premiers signes d'une réaction. Bien des jeunes parmi ceux que je rencontre, ou dont je reçois des lettres, donnent aujourd'hui la primauté à leur vie familiale et me disent vouloir avant tout être des pères ou des mères pour leurs enfants.

Et pourtant, certains livres sur l'hindouisme, certaines paroles de maîtres, semblent présenter la famille comme une charge, un handicap...
La famille est un yoga ! À côté des différents yogas techniques qui fascinent les Occidentaux, il existe un yoga de père et un yoga de mère. Il s'agit en tout cas d'un yoga sur lequel mon propre... gourou (je suis bien obligé d'employer le mot) insistait beaucoup.

Ne trouve-t-on pas pourtant, même dans le christianisme, une certaine dévalorisation de la vie familiale par rapport à la condition du religieux qui, dit-on, "a choisi la meilleure part", entendu pleinement l'appel de Dieu" ?
C'est vrai aussi... En Inde, celui qui se consacre exclusivement au "grand appel" jusqu'à devenir l'instrument et le porte-parole de Dieu est considéré comme une bénédiction pour la société entière.

Mais ceux qui ne sont pas moines peuvent emprunter un chemin susceptible de les mener très loin : ce chemin consiste à jouer de tout sont coeur son rôle de père ou de mère, autant que l'on s'en trouve capable, compte tenu de nos conditionnements et de nos défaillances intérieures. En tant que père, j'étais moi- même convaincu de ce que je vous dis, et pourtant, je sais les erreurs que je n'ai pu éviter vis-à-vis de mes propres enfants.

Père de famille engagé dans le monde, vous avez pu, en tournant des films sur les sages, concilier votre métier et votre recherche. Nous sommes aujourd'hui saturés de livres, de films, d'images, de "productions" artistiques et culturelles ; quel est selon vous, et à la lumière de votre expérience, non pas le devoir mais le privilège de l'artiste, de l'intellectuel ?

J'avais moi-même posé cette question à mon maître et c'est sa réponse que je vais vous donner car, ayant médité cette parole pendant plus de dix ans, je suis convaincu de sa justesse : le rôle de celui qui touche le public, qu'il soit écrivain, metteur en scène, scénariste, etc., ne se borne évidemment pas à produire des documents sur la vie spirituelle ou monastique ; il consiste toujours, cependant, à donner, pour reprendre les termes de mon gourou, "une haute idée de ce qu'est l'homme".

Or, les productions artistiques actuelles vont à l'encontre de cette parole : l'homme nous est toujours montré esclave de ses émotions, emporté par des chaînes d'actions et de réactions... La maîtrise de soi, la liberté intérieure, la sagesse, ne nous sont plus du tout présentées comme modèles ou comme inspiration, à tel point que l'on en arrive à considérer la sainteté comme réservée aux faibles !

Revenant l'autre jour à Paris après une assez longue absence, j'ai été presque effaré par ces publicités qui s'étalent sur tous les murs et finissent, qu'on le veuille ou non, par imprégner notre conscience...
Oui, j'y fais allusion dans Monde moderne et Sagesse ancienne. Toutes ces suggestions procèdent d'un total irrespect vis-à-vis de l'être des autres. Il s'agit d'ailleurs d'un phénomène tout à fait nouveau : dans les sociétés traditionnelles que j'ai encore connues, toute incitation à la consommation était interdite ou en tous cas fort mal considérée.

Il s'agissait pour le commerçant de répondre aux besoins et aux désirs du client et non de les créer ou de les stimuler. Nombre de boutiquiers n'exposaient pas leurs denrées et les enseignes des échoppes obéissaient à des règles strictes.

Le chemin de la sagesse consiste en une libération progressive par rapport aux désirs, et notre monde de "pub" obéit à une logique inverse. Cette stimulation constante et frénétique crée une société de servitude où l'homme ne connaît plus ni paix ni repos.

Je pense à une publicité vue récemment : des femmes au regard et au visage féroces, comme des bêtes prêtes à bondir... (Ici, Arnaud Desjardins fait une horrible grimace et pousse un long cri rauque) ; quelle image de la femme impose-t-on ? : "Les femmes disent NON... au slip X...". Alors que durant des siècles, c'est la Madone qu'on proposait : une femme détendue, souriante, avec son bébé dans les bras...

N'etait-ce pas difficile pour vous de travailler dans le milieu de la télévision ?

Pas du tout. Dès ma jeunesse, j'ai beaucoup aimé ce métier, très formateur et exigeant, car il ne s'agit pas de faire des erreurs ou des approximations. J'y fais d'ailleurs allusion dans un chapitre d'un de mes livres ("Pas d'excuses", Un grain de sagesse, éd. La Table ronde, 1981, pp. 59-88).

J'ai apprécié l'esprit d'équipe de la télévision, même si j'ai par la suite tourné seul à l'autre bout du monde en devenant pour les besoins de la cause mon propre preneur de son et mon propre caméraman. J'ai cotisé des années durant au syndicat des réalisateurs et à aucun moment (même pendant les grèves de mai 68) je me suis senti mal à l'aise dans ce milieu, même si je ne partageais pas toutes les convictions de ceux qui m'entouraient.

Avant de travailler, vous avez fait des études ; qu'avez- vous à dire à ce propos, de l'éducation aujourd'hui dispensée dans les collèges et lycées ?

Je n'ai pas les compétences nécessaires pour vous répondre, si ce n'est sur un point dont je suis certain : l'importance accordée aux études purement intellectuelles devient aberrante. Autrefois, il n'était pas nécessaire de savoir lire et écrire pour être un très bon ébéniste ; ensuite, tout le monde a passé le certificat d'études qui représentait quelque chose.

Après, le bac était déjà beaucoup. Ensuite, il y avait la licence... Aujourd'hui, le bac ne représente rien, la licence presque plus rien... Prenons la profession de sage-femme : admirable métier qui exige bien des compétences et des qualités ; mais franchement, est-il nécessaire, pour bien l'exercer, de connaître les mathématiques du bac de terminale ? La réponse est non, sûrement pas.

Je ne nie aucunement la nécessité d'une sélection pour déterminer les compétences de chacun ; mais une sélection uniquement fondée sur des examens et quelques entretiens avec un psychologue permet-elle se sentir les qualités humaines d'une personne ? Calme, maîtrise de soi, capacité à s'ouvrir aux autres, habileté dans les rapports humains, habileté manuelle... autant de qualités infiniment plus importantes. Autrement dit, on ne se préoccupe plus aujourd'hui que de mesurer l'avoir intellectuel des gens sans tenir compte de leur qualité d'être.

Qualité d'être qui pourtant détermine notre aptitude à l'action juste, et également notre capacité à être heureux...

Un chapitre de mon livre Monde moderne et Sagesse ancienne se termine par une constatation : "L'homme heureux est celui qui sait être lui-même. C'est simple. C'est devenu difficile."


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