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Les arts et la survie de la planète*

Denys Trussell
Un des poètes les plus renomés de Nouvelle-Zélande est de l'auteur de The Life of Bairburn, Oxford University Press, 1985.

* Extrait de The Ecologist, Journal de Teddy Goldsmith. (Traduction des Humains Associés avec la collaboration de Anne-Marie Mourot)


Le fait que l'homme s'éloigne sans cesse davantage du monde naturel se reflète, sur le plan artistique, dans une superficialité et une absence de but qui vont croissant. Les arts et la philosophie doivent affronter la crise écologique et faire figure de force dans la construction d'une nouvelle vision du monde. Une fois encore, l'art doit nous permettre d'établir la signification de notre existence.

"Et je ne peux qu'espérer que les hommes de la nouvelle génération soient incités par ce livre à se consacrer à la technique plutôt qu'à la poésie, à la mer, plutôt qu'à la peinture, et à la politique de préférence à l'épistémologie. Ils ne pourraient mieux faire."
Spengler, Le Déclin de l'Occident,. (The Decline of The West, George Allen et Unwin, 1926, "Introduction")

"Aujourd'hui, nous recherchons, derrière le voile des apparences extérieures, les choses cachées de la nature... Nous cherchons et nous dépeignons ce côté spirituel de nous-mêmes dans la nature..."

Franz Marc, Die Neue Malerei, 1912. (Franz Marc, 1880-1916, peintre expressionniste allemand, et théoricien qui présente des vues profondes de l'art. Célèbre pour ses peintures d'animaux au caractère spirituel profond)

Tout comme l'existence continue de la société est maintenant remise en question, ainsi en est-il de l'existence des arts. Et ce n'est pas uniquement l'environnement physique de Gaïa qui a été perturbé par le progrès de la production industrielle et le fonctionnement débridé du capital; cela affecte aussi l'environnement moral et métaphysique de l'art et de la pensée. La société industrielle et le marché constituent maintenant une "forme" du monde. Cela a touché pratiquement toutes les autres sociétés, cela les a changées, les a détruites. L'histoire de ce siècle est essentiellement l'histoire de ce nouvel ordre mondial, de sa domination universelle, de sa logique d'annihilation. Et l'humanité n'a d'autre choix que de mener à bien son destin spirituel et physique face à ce mécanisme hostile et puissant.

Dans leur réponse à ce défi, les artistes vont du désespoir nihiliste à une affirmation passionnée des valeurs humaines et naturelles. À certaines époques, l'art semblait n'avoir d'autre recours que le silence; par exemple, Theodor Adorno, esthéticien et historien, dit qu'après Auschwitz, la poésie n'était plus possible. Face à l'impensable, à quoi sert la pensée? Face à une telle monstruosité, un sentiment ordonné à l'art peut-il nous aider à survivre? Le nuage radioactif au-dessus de l'atoll de Mururoa, tel un arbre mutant, est une image qui nous rappelle qu'un monde dépourvu de sentiment ou de pensée est une possibilité toujours présente.

À travers tout ce siècle désordonné de "haute" technologie, les arts ont donné sens et nourriture à la conscience humaine qui a subi tous ces assauts, malgré des exemples où ils ont perdu toute signification du fait même que l'esprit dont ils témoignent se trouvait dans une impasse. En regardant les succès et les échecs de l'art au XXe siècle, nous pouvons peut-être développer une esthétique viable, qui ne se présente pas comme un dogme, mais qui apporte cependant un soutien implicite au bien-être de Gaïa et à la continuation d'une société humaine tolérable.

UNE CIVILISATION IMPENSABLE

Depuis au moins deux siècles, nous recevons d'artistes et de penseurs des messages pour nous avertir que nous faisons cap vers une civilisation impensable. Blake, Thoreau, Marx, William Morris, D. H. Lawrence et Tolstoï, tous, dans une vision prophétique, ont lancé des attaques contre l'avènement de la culture économique et de l'aliénation sociale. Les travailleurs étaient écartés de la production de leur travail, les gens perdaient le contact avec leurs racines dans la nature et le cosmos, la vie était envisagée comme un accident de l'évolution dépourvu de signification, et on assistait à une perversion totale de l'économie. Alors que, dans les formes précédentes de la société, l'économie existait pour soutenir l'organisme social, la société existait dès lors pour servir les objectifs abstraits de l'économie. L'homme économique, ce mécanisme organique, dépouillé de tous les attributs qui ne relevaient pas de la production et de la consommation, était venu percher sur cette malheureuse planète.

La société est maintenant réduite en poussière: toutes les richesses fabuleuses du symbolisme et de la cosmologie, des agricultures et des architectures, sont en train de disparaître. Une mentalité homogénéisée de consumérisme a développé non pas l'individualité profonde qui se manifeste dans les auto-portraits de Rembrandt, ni le sentiment totémique pour la nature que l'on trouve dans les peintures spectrales, magnifiquement stylisées, des Aborigènes d'Australie, mais une vague vénéneuse de nihilisme et d'ennui. Ici le lien social est la connexion argent. La cosmologie a été réduite à la publicité, et les relations directes avec la nature s'étiolent.

Telle est l'humanité à son stade le plus "développé": dépouillée de son histoire, réduite au fétichisme de produits, et menacée d'anéantissement écologique. L'effondrement de la cosmologie, de la croyance au transcendant, a été soutenu par une science réductionniste qui n'a pas su restituer un sens du merveilleux dans la nature, une vénération pour la vie, un sentiment de l'unité dans la création. Une telle science renforce la vision mondiale d'un univers atomisé, dénué de sens; perspective qui a pénétré bien d'autres domaines. La philosophie a perdu de son assurance, ainsi que la poésie, dans certaines oeuvres d'écrivains, comme T. S. Eliot:

"Nos voix desséchées, lorsque
Nous chuchotons ensemble,
Sont calmes et vides de sens
Comme le vent dans l'herbe sèche
Ou des pas de rats sur du verre brisé
Dans notre cave sèche,
Silhouette sans forme, teinte sans couleur,
Force paralysée, geste sans mouvement
(T.S. Eliot, Les Hommes Creux, Poèmes 1909-1962, Castella,1969, Éd. Bilingue)."

L'ARTISTE DÉTRUIT

Dans la mesure où il dépeignait le paysage désespéré, dépourvu de sens, de la modernité, Eliot était honnête. Personne ne peut mettre en doute l'existence toujours actuelle des Hommes Creux. Mais son langage est celui d'un artiste détruit par son sujet - ce qui n'est pas chose rare au XXe siècle. Les cadences diminuées et les rythmes aplatis, trahissent une défaite personnelle. Ce discours asséché manque de la résonance nécessaire pour pouvoir cerner et objectiver le mal qu'il dépeint. Et cela n'implique pas non plus la possibilité d'une quelconque transcendance de ce mal. Il porte en lui la sourde auto-complaisance du dépressif, incapable de participer aux processus vitaux de sa propre existence, pas plus qu'aux énergies supérieures du macrocosme. Dans ce registre donc, Eliot est un écrivain symptomatique: un créateur qui n'est pas de taille à affronter le chaos auquel il fait face, un créateur détruit par sa création.

Cela ne veut pas dire que l'artiste doive se laisser aller à la rhétorique d'un optimisme grandiloquent. À notre époque, cela sonnerait totalement faux. Et si l'artiste évoquait naïvement quelque sorte d'Utopie écologique, il n'en sortirait pas davantage de vérité ni de signification : cela serait nier la profondeur et la complexité des problèmes qui nous portent à la lutte. D'une façon ou d'une autre, les arts et la philosophie ne doivent pas nier le mal à notre époque, ni être détruits par lui. C'est par le recours à une perception morale aiguë et passionnée qu'ils peuvent alors devenir une force dans l'émergence d'une nouvelle cosmologie, qui embrasse le bien et le mal, la douleur et la beauté dans la vie; une cosmologie qui reflète un meilleur état d'équilibre psychique et social. À l'heure actuelle, il n'y a pas d'équilibre. L'artiste et la société vont à la dérive dans un océan de chaos. L'homme creux manque tout simplement des ressources psychiques qui lui permettraient de naviguer sur cet océan, de découvrir de nouvelles terres de signification.

Tous les artistes sérieux se trouvent maintenant affrontés à une lutte en vue de "redonner une âme" à leur oeuvre. Pour ce faire, ils ne peuvent guère puiser d'énergie dans une société qui est elle-même grandement dépourvue d'âme. Le travail des artistes se contentera-t-il de refléter cette vacuité ? Les individus apporteront des réponses différentes, selon leur courage, leur tempérament, leur énergie. Mais l'artiste qui ne parvient pas à redonner une âme au travail de l'art, ne laissera pas grand-chose à la planète, rien que les ruines stériles de l'esthétisme et de l'intellectualisme qui encombrent l'environnement psychologique du XXe siècle; l'incommunicable bric-à-brac de ceux qui croyaient que leur oeuvre était un phénomène qui trouvait en soi sa justification. Coupé des racines qui donnent naissance à la vie, un art comme celui-là n'existe que pour lui-même, sa propre cause et son propre effet. Narcissique, ésotérique, niant toutes relations avec la vie réelle, il réduit le sujet au développement de ses propres procédés techniques.

Le narcissisme esthétique est inévitable à une époque de dépression sociale et écologique. Il se produit chez des artistes qui n'ont pas le tempérament ni la puissance pour donner à l'art une finalité dans une société d'où s'est effacé pratiquement tout dessein intelligible. C'est à la fois la protestation de ces artistes devant cet état des choses, et leur silence d'auto-complaisance, silence fatal. Ce n'est pas l'effet du hasard si la théorie esthétique et la pratique au cours de ce siècle ont accordé plus d'intérêt aux moyens qu'aux objectifs de l'art - pour une grande partie. Cela reflète précisément l'inversion des moyens et des fins dans la société elle-même - inversion qui porte les gens à vivre pour travailler, plutôt qu'à travailler pour vivre - et l'économie qui existe pour elle-même, et non pas pour une finalité humaine.

ART ET FINALITÉ HUMAINE

Il ne fait guère de doute que l'art ait joué ce rôle dans l'écologie sociale d'autres cultures et à d'autres périodes de la culture occidentale. L'art a toujours été un moyen crucial de nous situer sur le plan spirituel dans le macrocosme. Sa signification, son but et son origine résident dans cette strate profonde d'espoir et de terreur au moyen de laquelle nos ancêtres, face à un univers écrasant, cherchaient à communiquer avec celui-ci. Les vestiges de la nature primordiale de l'art y sont toujours enfouis : il ne fait guère de doute qu'il ait émergé du rituel et de la magie, le proto-art du rituel étant d'assurer la survie en cajolant la terre pour qu'elle porte fruit. Par la magie de sympathie, les humains espèrent persuader la nature, année après année, d'être généreuse, de faire jaillir à nouveau l'esprit végétatif dans le vif de la semence, de faire pousser les récoltes. Dans les sociétés de chasseurs, le rituel servait à garantir l'abondance du gibier. Aux racines de l'art, il ne pouvait guère y avoir d'autre motif plus écologique :

"Au fond de l'art - ce qui en fait le pouvoir moteur et le ressort - réside non pas le souhait de copier la Nature, ni même de l'améliorer... mais plutôt une impulsion commune à l'art et au rituel, le désir, peut-on dire, d'exprimer, d'émettre une émotion ou un voeu fortement ressenti, en représentant, en fabriquant, en faisant ou en enrichissant l'objet ou l'acte désiré. La source commune de l'art et du rituel d'Osiris est le désir universel intense que la vie de la Nature, qui semblait morte, revive à nouveau (Jane Harrison, Ancient Art and Rituel "Art et Rituel Antiques", Moonraker Press, Bradford-on-Avon; 1978, 10)".

L'ART ET L'IMITATION DE LA VIE

Ainsi, c'est dans les mimes, les dithyrambes, les "dromen" ou actes pour faire fructifier la terre, la façon dont s'habillent les hommes pour représenter la force de vie des animaux et des plantes, les sacrifices à l'esprit végétatif qui donne naissance chaque printemps à une vie stupéfiante, que l'on trouve les premiers stades de l'art. Le rituel représentait la résurrection, mais l'art passait à la phase suivante, qui consistait à représenter la chose désirée, sans la copier de façon passive.

"Nous ne devons pas nous contenter d'exprimer l'émotion, il nous faut la représenter, c'est-à-dire, nous devons d'une certaine façon reproduire ou imiter ou exprimer la pensée qui nous cause cette émotion. L'art n'est pas imitiation, mais l'art, et aussi le rituel, fréquemment et légitimement, contiennent un élément d'imitation."

Cette question controversée de la mimesis, dont parle Aristote dans sa Poétique, est vitale pour clarifier la relation entre l'art et la réalité ou la nature. Il est de bon ton, chez de nombreux esthéticiens modernes, de prendre le mot mimesis à contresens. En effet, d'après ce qu'ils croient, ce mot signifie simplement que l'art devrait copier passivement la vie et la nature(Charles Biederman, esthéticien qui a résumé la majeure partie de la justification théorique de l'abstraction géométrique à la fin des années 1940 et au début des années 1950, soutenait cette conception totalement erronée de la mimesis et de la relation de la nature à l'art).
Cette erreur commune, commise tout d'abord par Platon, et maintenant partagée par ceux qui ont une conception intellectualiste de l'art, est une erreur particulièrement symptomatique de notre temps, qui nous en dit davantage sur cette pulsion qui nous pousse à échapper aux réalités de la vie et de la nature, que sur la nature réelle de la mimesis (ce sophisme sous-tend le débat de Platon sur la poésie dans La République).

"Le mot mimesis signifie l'action ou la prestation d'une personne appelée mime. Or, un mime était simplement une personne qui se déguisait et jouait dans une pantomime, ou drame primitif. Il était approximativement ce que nous appellerions un acteur, et il est significatif que, dans le mot acteur, nous mettions l'accent non pas sur l'imitation, mais sur l'action, le faire..."(Jane Harrison, op. cit., supra 4, 21)

Aristote n'a certainement jamais voulu dire que la nature devrait être copiée par l'art. Lorsqu'il écrit "l'art imite la nature", cela a souvent été reçu, à travers une traduction inepte, comme une formule qui prône le naturalisme passif :

"Mais par Nature, Aristote ne veut jamais dire le monde extérieur des choses créées, il signifie plutôt la force créatrice, ce qui produit, non pas ce qui a été produit. Nous pourrions presque traduire l'expression grecque : "L'Art, comme la Nature, crée les choses."

L'art est un processus parallèle à la création, et sa matière première inclut la substance de la nature, ne serait-ce que dans le sens que l'artiste est un organisme qui crée à partir de l'énergie de sa propre vie, qui est la nature. L'union démiurgique de l'artiste avec la substance de l'expérience est en réalité une fusion de deux éléments dans le macrocosme, qui est en définitive et inévitablement la nature, peu importe le degré d'urbanisation de l'artiste.

Cependant, l'expérience est devenue si désordonnée et bizarre, et, pour de nombreux artistes, elle semble avoir si peu de contact avec les sources naturelles de la vie, qu'ils ont trouvé refuge dans les mondes raréfiés du mental platonique. Croyant à tort que l'art est simplement une copie de la vie, et trouvant que la vie est trop affligeante, ils se contentent alors de copier des états mentaux abstrus et des représentations d'où a été évacuée la douleur de la vie. Mais cette "mentalité" désincarnée est un insupportable paradoxe, une sorte de monstruosité. Elle nie implicitement le fait que l'esprit et l'organisme soient inséparables, et que l'esprit soit la création de la nature. L'esprit désincarné ne peut que créer un langage mort, le langage des Hommes Creux, en fait. Par contraste, la mimesis est un acte vital, elle n'a rien d'une pâle copie, et elle fait une large place à la subtilité et à l'inventivité dans la création des langages artistiques.

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