Page precedente Sommaire/Indexe Page Suivante

Accueil > Revue Intemporelle > No6 - Entre l'envol et la chute...

L'association

L'association

No8

No7

No6

Dazibao

AD89

Cyberhumanisme

Forums

Archives

Contacts


Image d'une image Image d'une guerre

Jean Louis Aubert


Tout le monde veut aider, aider pour s'aider, aider pour vivre, au lieu de vivre pour vivre, en aidant. Alors j'ai transpercé cette guerre d'un grand éclat de rire, pour vaincre la peur, et contenu une larme pour laver l'intérieur.

Ainsi le jour où on m'a poussé dans les bras d'une guerre, dans les bras d'une image, mais pas tout à fait; l'attaché de presse, fidèle à son image, me projeta sous un projecteur braqué... sur une guerre. Le journaliste, fidèle à son image, me convainquit de m'avancer sous le projecteur dans le but de donner une image journalistiquement plus performante. Allons-nous survivre à la dispersion des images en ignorant que nous sommes constamment des générateurs d'images?

Ainsi je me prêtai, ou je prêtai mon image, sans savoir tout à fait pourquoi, ayant bien l'intention de me donner quand le moment de vivre en dehors des images serait venu. Je dois une fière chandelle à cet univers d'images, qui m'invite à participer et à témoigner. Pour aller chercher les images, il faut bien vivre, m'échappant ainsi à la lourde condamnation d'être spectateur des images des autres.

Dans une guerre, il faut trouver des solutions, il faut choisir un camp. Mais je suis du camp des humains. Non pas pacifiste, mon camp est vibratoire, il dépend de la personne, du lieu et du moment, non de l'uniforme, ni d'une géographie antédiluvienne ou d'une religion vide comme un oeuf pillé par des loirs.

Un regard peut me paraître si doux que j'ai du mal à penser que c'est celui d'un assassin, que je suis un assassin. D'autres, somnambulaires, auront du mal à me faire avaler leur vérité venue d'ailleurs, qui ne fait qu'une pause transitoire dans le hamac percé de leur mémoire.

Armé de ma guitare, j'ai caressé les mains, plongé dans les regards et pris l'air d'assaut au son de quelques notes. Laissez-moi vous conter cette musique.

Évadés de la visite organisée de la misère des autres, nous partîmes tôt le matin voir les jeunes réfugiés orphelins et les femmes, mères d'occasion, qui prennent soin d'eux. Á peine entrés dans le réfectoire, Merim 14 ans, à la vue de ma guitare, sort son accordéon. Nous nous asseyons sur de minuscules tabourets d'enfants; nous nous asseyons en état d'urgence, pas un mot, pas un geste inutile. De la musique tout de suite, de la musique... Vite!

Cet enfant au regard pur, joue, joue bien. Je fixe ses yeux qui fixent les miens, nous nous soufflons les accords, nous sommes l'accord. Femmes, enfants, et militaires dansent et chantent autour de nous. C'est la guerre, la guerre pour la paix. Enfin quelque chose de vivant.

Pourquoi n'enverrions-nous pas cette musique, cette image en France? Après tout, nous faisons de la télévision. J'avertis le commandant de la télévision... scepticisme. Mais enfin, nous sommes là pour les Bosniaques... Alors? Un commandant des armées me prend dans un coin plusieurs fois dans la journée: "Insiste Jean-Louis! C'est bien que tu joues avec ce petit".

Journaliste endormi, te réveilles-tu dans la violence de ta télévision et dans le fracas de ton commentaire monocorde et bien-pensant? Mort! Mort, vous dis-je! Mort au point de ne plus ressentir aucune autre violence que celle qu'il veut bien chercher.

Autre homme, autre image, Noël, homme d'image, photographe de terrain, baroudeur cynique, mitrailleur au grand coeur. Il jette quelques mots qui viennent iriser enfin l'apparente limpidité des choses. Beauté et tristesse de son regard :
<<Sarajevo, là-bas c'est la grande partouze humaine, une orgie de violence. Ils se la donnent Hendrix de la kalachnikov. Et moi j'aimerais bien avoir la Yamaha 1100. En moto tu es plus dur à dégommer. Dans la grande rue, de l'aéroport à l'hôtel, lorsque l'on sort du premier tunnel, on fonce à 160, 180. Trop vite pour les snipers, on écoute, là-bas ça tombe. On écoute. On écoute derrière les feux... du bombardement, au cas où un autre animal viendrait d'une rue perpendiculaire à la même vitesse, 160, 180, 200. On appuie. Tu sais à Sarajevo, on meurt aussi d'accidents de voiture! Et on arrive à l'hotel. Ils sont tous là, au bar, humanitaires, militaires, journalistes. À croire qu'ils n'ont pas bougé, les cafards nécessaires d'une guerre inévitable.>>

Seules quelques mères et les enfants ne comprennent pas, ne comprennent réellement pas, c'est-à-dire, ne peuvent pas envisager de solutions. Pour les autres, c'est déjà la guerre, c'est toujours la guerre, c'est la guerre à jamais!

Le colonel casqué de bleu, fixe mes yeux rouges. C'est un homme franc, il est là, il veut être là, il veut joindre l'utile à l'existence, il peut faire, il sait faire, mais il ne peut rien dire, c'est un militaire. Il peut envisager toutes les solutions, il est la paix de la guerre, la guerre organisée. La violence non pas contenue mais dirigée, organisée. Il est le lait bouilli, désinfecté, qu'on ne laisse pas déborder. Le chien sage, mais de garde tout de même.

16h, les réfugiés arrivent pour l'émission et sont parqués dans un hangar. Nous réussissons à en extraire Merim, c'est presque une évasion. Nous répétons dans le dortoir. Le commandant de la télévision, qui entend la musique à travers les toiles des tentes, arrive enthousiaste: "C'est bien, ça! Il faut faire ça! C'est un scoop!".

Il renie une heure plus tard: "C'est quoi cette chanson? Je ne veux pas que quelqu'un chante, ni le petit, ni les autres enfants! Et si c'était un chant purement bosniaque? D'accord Jean-Louis, de la musique mais pas de paroles! Dis-lui!"

Merim s'en fiche, il veut jouer de son accordéon qu'il appelle harmonica, il me répond que c'est le plus beau jour de sa vie. Pas de rapport entre l'injonction et la réponse. Je ne m'étonne pas, c'est la guerre.

Arrive l'heure H de l'émission en direct. Je n'ai pas grand chose à dire de l'émission, puisque rien n'y a été dit, rien qui n'eût été préparé avant, avant le direct, avant la répétition, avant d'arriver, avant de quitter Paris, "une sorte de témoignage avec préméditation". Nous devions clore l'émission, jouer sur le générique.

Je laisse donc la régie d'où je suivais le déroulement des hostilités. J'entends encore le réalisateur surtendu, envoyer ses ordres au micro pendant la chanson de Florent Pagny: "Non pas ce gosse. Ne cadre pas ce gosse, bordel! Celui-là sourit, un autre bordel, un autre, celui-là ne fait pas vrai, un autre gosse, un triste, magne-toi!"

Je vais m'installer au milieu du cercle fermé par deux mille militaires, face à Merim. Nous jouons un peu, puis je m'arrête:

- What do me do, me demande-t-il dans son anglais appris... à la télé.
- Waiting, dis-je.

Il sourit. Nous jouons, nous arrêtons, "waiting". Il sourit: "Later, when war finish, me professional musician. Today, big day for me." Nous attendons. La turbulence est autour de nous. Je copie son calme. Il me pince la jambe: "Jean-Louis and Merim, professional musicians, now I know... waiting". J'éclate de rire.

Enfin, c'est à nous. Nous commençons à jouer, la musique est belle. Je pense que l'émission est déjà terminée, mais Dieu que la musique est belle. Un colosse en uniforme sort du rang, sans prévenir, s'agenouille entre nous. La danse des caméras continue autour de nous, j'entends des crachouillis d'insultes dans le casque du cameraman aussitôt répétées: "Dégage connard! tu n'as rien à faire ici, fous le camp! dégage!"

La musique s'envole, Merim répète à l'infini sa phrase à l'accordéon, une mélopée arabe, européenne, hindoue, je ne sais pas, une mélopée bosniaque... Les femmes et les enfants n'y tiennent plus, ils resserrent le cercle et commencent à chanter. Le cameraman est piétiné, l'émission terminée, sûrement... Ce n'est plus qu'une foule dense (danse?) autour de nous: uniformes, réfugiés, humanitaires. Des humains en rangs serrés.

La voilà, mon image de la guerre. Je suis derrière ma guitare, dans l'amour de la vie; devant moi un petit prince m'envoie droit au coeur une mélodie tombée du ciel; entre nous, à genoux un G.I. géant et noir, en tenue de camouflage, pleure les mains sur nos jambes; au fond la télé nous insulte, mais nous n'entendons plus. Autour, des êtres se resserrent autour de ce feu, jusqu'à ce que l'image disparaisse éternellement, alors... alors, réveillez-vous! Tout cela n'était qu'une image pour la télévision! Vous ne l'avez pas vue? Défaut de réception.


Si Seulement

Jean-Louis Aubert (c) Édition La Loupe.

Où es-tu
Que deviens-tu
La ville est si grande
Cette vie et ces gens forment un tel brouillard
J'ai peur de ne plus jamais te revoir

Oh Si, Si seulement
Oh Si, Si seulement

On disait un regard peut changer une vie
On disait une vie peut changer le monde
Mais le monde a changé et moi je t'ai perdue
Oui je t'ai perdue le monde a disparu

Oh Si, Si seulement

Si seulement on avait pris le temps de s'asseoir
De regarder le temps comme avant
Comme si on ne lui appartenait pas
Comme si on ne l'avait jamais, jamais inventé

Si, Si Fais-moi un signe
Si, Si J'ai besoin de toi
Je te cherche dans les rues
Je te cherche je me noie
Dans tout ce que je ne t'ai pas dit
Écris-moi
Écris-moi
Écris-moi
Si
Si
S seulement
Oh si seulement
Oh Si seulement,
Si seulement, salement seul

Oh si...
Fais-moi un signe
Si seulement
Si seulement


 - Page Precédente  - Sommaire  - Page Suivante
 ?
Les Humains Associés  - L'association  - Les revues  : No 8No 7No 6  - Et si on parlait d'amour...
 - Déclaration des droits de l'être humain  - Liste de diffusion  - Forums thématiques  - Archives  - Equipe Web
Copyleft 1995-2001 Les Humains Associés - Contact : <humains@humains-associes.org>
Page modifiée le: 10/5/2001