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Rencontre avec des coeurs remarquables

Ervin Laszlo*
Philosophe des sciences de formation, ancien directeur de recherche aux Nations Unies et recteur de l'académie de Vienne, conseiller spécial du directeur général de l'Unesco.

* Aux Racines de l'Univers, 1992, Fayard, Paris.


Les Humains Associés : Ce dont j'aimerais que nous parlions, pour commencer, c'est de votre cheminement. Comment en êtes-vous arrivé là?
Ervin Laszlo: Je pense que nous avons une chance dans cette vie, c'est d'avoir une conscience pour aussi pouvoir refléter des choses, pas seulement expérimenter, mais pouvoir interpréter des phénomènes, pour demander leurs significations. Je voulais saisir cette chance, l'opportunité d'une vie qui me donne la possibilité de réfléchir, de connaître quelque chose succintement; c'est un projet un peu égocentrique, mais je pense que c'est celui de tout philosophe.

Lorsque j'étais musicien, j'avais un peu de temps pour faire ces réflexions. Puis finalement cela a pris complètement mon temps, et je n'en avais plus vraiment pour me consacrer à la profession de musicien - par contre, j'ai continué la musique en tant que passe-temps.

Tout cela s'est passé lorsque j'avais une trentaine d'années, et depuis, trente ans se sont écoulés. D'abord, je me suis tourné vers la philosophie, ensuite vers la science comme étant la voie la plus fiable de connaissance, et puis cela ne me suffisait plus en tant que science spécialisée, réductionniste, qui se contente d'un champ donné de connaissance et qui ne s'intéresse pas à autre chose.

Ce qui m'intéresse surtout, c'est ce que je suis moi-même, qu'est-ce que ma conscience? Qu'est-ce que ce monde? Quels sont les rapports entre ma conscience et mon corps, entre mon monde extérieur et les autres personnes?

Ces réflexions aboutissent d'abord à la métaphysique grecque, aristotélicienne, platonicienne, ensuite à la méthode physique moderne de Bergson(1), d'Alexander(2), de Whitehead(3). J'ai rencontré un certain nombre de physiciens, de scientifiques, de théoriciens, entre autres, qui ont influencé ma pensée Margenau, Northtop(4), Ludwig Von Bertalanffi(5), et ensuite Prigogine.

J'ai poursuivi mes enquêtes toujours à titre personnel. Enfin je me laisse guider par les idées elles-mêmes et par tout ce que j'ai trouvé. Si je m'intéressais aux questions de l'évolution du cosmos, j'allais suivre des cours d'astrophysique. Si je m'intéressais aux questions de l'évolution de l'espèce, j'allais voir des biologistes et je suivais des cours, des discussions, sans vraiment formaliser mon éducation. Comme j'étais d'abord musicien, personne n'avait pensé alors que j'allais faire une autre profession.

Finalement, j'ai fini par présenter, grâce à mes travaux déjà publiés, une thèse à la Sorbonne. Puis j'ai été professeur de philosophie et cela était toujours une quête très personnelle, une quête de signification. Donc, je cherchais, à travers les différentes branches de la science, les significations intégrales et ultimes; et on ne peut pas les trouver si on reste isolé dans son compartiment.

Oui, votre quête est systémique, et c'est très important.
Oui, c'est le point de départ. Je pose des questions. Si vous regardez mon tout premier livre - sur lequel j'ai commencé à travailler en 58 et qui a été publié en 63 - ce qui m'a frappé, c'est que c'est le même projet que dans mon dernier livre, qui essaye de construire un schéma basé sur l'influence, qui explique à la fois l'évolution du monde physique, du monde biologique et du monde humain.

Ce que j'ai compris au fur et à mesure que je lisais votre livre, c'est qu'il est fait comme la musique, il y a l'octave scientifique, et peu à peu vous nous conduisez à l'octave supérieure, avec sa perception harmonique.
En effet, c'est la théorie, le son de base. Les applications sont ensuite des harmoniques musicales, des superpositions, qu'on peut utiliser, ou bien on peut se donner des thèmes et des variations...

Des variations sur un même thème.
Parce que des choses fondamentales réapparaissent sur les octaves différentes.

Ce que j'ai senti dans votre démarche, c'est que la fondamentale, la structure qui relie, c'est la conscience, variation sur le même thème qui épouse la rigueur droite de la formation scientifique, avec l'analogie des rapports avec les choses, dans un mariage complémentaire et joyeux.
Je travaille exactement de cette manière-là! Le plus important pour moi, c'est toujours la structure d'une étude: quels en sont les fondement? Quels sont les données et principes de bas? Puis voir par la suite, comment ces principes apparaissent, et quelles sont les harmoniques. Par exemple, ce que je fais le plus souvent, c'est retravailler, restructurer une table jusqu'à dix fois dans la même journée. Cette composition, la façon dont une chose doit aller avec une autre, est pratiquement une composition musicale, parce qu'on doit chercher une unité qui est artistique, mais je suis convaincu que cette unité esthétique est dans la nature des choses, ce n'est pas arbitraire. Simplement, nous pouvons refléter cette unité qui est dans la nature.

Vous avez été un des précurseurs de la vision non spécialisée du monde, parce que vous avez fait l'économie d'une formation réductionniste, en passant directement de votre état de musicien de haut niveau à celui de philosophe des sciences. Vous avez pu constater depuis trente ans, la progression de ces idées - même s'il reste encore beaucoup de travail à faire, y compris en France. Cela donne un certain espoir; que pensez-vous du cheminement passé et futur de ces idées?
Il y a progression d'une science purement expérimentale à la science théorique. Dans les années 50-60, une grande partie de la communauté scientifique pensait que la science c'était faire simplement des expérimentations, enregistrer des données et qu'ainsi on aurait la connaissance. On trouvait quelqu'un comme Ludvig Von Bertalanffy, qui était un théoricien de la biologie, un peu marginal et excessif parce qu'il avait conçu une biologie théorique, et il m'a précédé de beaucoup. Il a commencé d'abord avec Onsager(6) puis avec Weiss(7), Koestler(8), le systémisme de la biologie dans les années vingt à Vienne. Ensuite, ils ont été attaqués. Mais pourquoi? Parce que ce qu'il faut avec la théorie, c'est enregistrer des données. À la fin des années soixante, on a commencé à comprendre que c'est l'interprétation de ce qu'on fait avec une science qui compte, puis il y a le travail semblable de Feyerabend, de Popper(9), de Lakatos(10) et des autres. On a compris que les sciences, ce n'est pas simplement une progression linéaire qui accumule les données, donc on réinterprète les données, mais d'une façon différente. Il y a des paradigmes qui se succèdent l'un l'autre; avec cette compréhension, on a pu voir que l'idée d'une invariante, une idée qui traverse les disciplines de l'univers, paraissait simplement métaphysique. Ce n'était pas simplement quelque chose qui était extra à la science, mais qui pouvait être intégré aux projets de la science.

Lorsqu'en 72, j'ai publié un ouvrage sur la philosophie des systèmes(11) qui était conçu en tant que philosophie, les scientifiques s'en sont méfiés en disant: "En tant que philosophie, cela ne nous regarde pas tellement". Ensuite, on a commencé, dans le courant des années soixante-dix, à considérer ces idées plus comme une théorie, un courant dans la science elle-même. La science des systèmes est devenue valable à partir de l'arsenal de la science. Mais il y a différents rythmes dans la science, dans un milieu ça progresse plus que dans un autre. La théorie générale des systèmes est la première étape vers l'unification de la vision du monde scientifique; elle est basée sur l'invariance de quelques faits et conceptions de systèmes qui se maintiennent par l'échange d'énergie et d'information avec leur environnement. À mon avis, on peut appeler cela un système, un atome, un organisme, une société ou même une conscience, et on peut y appliquer les mêmes idées. Une partie réductionniste et positiviste de la communauté scientifique dit: "Il ne faut pas prendre cela au sérieux, ce sont des analogies superficielles, rien de profond!" Il y a beaucoup de calculs qui ont été faits par des scientifiques qui ont travaillé sur ces idées. Par exemple Wiener(12), un des fondateurs de la cybernétique, qui a souvent fait des analogies entre les systèmes de circulation de l'argent dans la société, dans le système économique et la circulation du sang dans le corps.

Entre les années 60-80, on a vraiment essayé de construire des théories qui s'appliquent à travers différentes branches de la science. C'est ce qui a été le grand mérite de Prigogine, d'insérer un projet sur le temps. On a surtout insisté sur le fait que ce système se maintient dans son environnement par rétroaction négative, par le mécanisme homéostatique, comme il y a beaucoup de rapports et d'invariants entre les différents niveaux, comment un système en transforme un autre. C'était décrit qualitativement, mais Prigogine a vraiment été - avec les autres thermodynamiciens de l'époque Katchalsky, Glansdorff, etc. - le premier à démontrer que quand il y a un flot d'énergie qui traverse un système, il y a des changements qualitatifs qui ne sont pas exprimés en termes thermodynamiques, en termes d'entropie et de néguentropie, des structurations de systèmes.

Les structures dissipatives.
Oui. Le fait est que depuis le début des années soixante, il est connu qu'un flot d'énergie qui irradie un système, a un effet sur ce système, il complexifie sa structure. Comme nous vivons dans un monde complètement et continuellement irradié par l'énergie solaire, il se complexifie depuis que la vie a commencé, depuis des millions d'années sur cette planète. Nous avons maintenant - dans notre évolution personnelle et culturelle, dans le cadre de cette grande structuration - comme capteur principal l'information au lieu de l'énergie. Nous vivons dans un flux d'informations qui structure ou restructure nos consciences, nos systèmes sociaux et socioculturels.

À partir des ouvrages de Prigogine sur les dimensions du temps - plus connus quand il a eu le prix Nobel en 1977 - ces théories ont commencé à être prises au sérieux par la communauté scientifique; malgré cela, une controverse subsiste dans certains milieux, mais en même temps on ne peut plus les nier. Là, je voudrais faire une parenthèse, ce qui est intéressant c'est qu'il n'y a pas de prix Nobel pour les théories transdisciplinaires; si quelqu'un comme Prigogine a eu un prix, c'était dans la catégorie chimie, pourtant sa théorie n'est pas une théorie chimique; Einstein - c'est vrai qu'il était physicien - a eu le prix Nobel pour les effets photo-électriques et non pas pour sa théorie de la relativité. Il y a toujours un retard dans la communauté scientifique et dans sa structure par rapport aux avant-gardes. Nous sommes maintenant, je pense, à un point où nous pouvons concevoir sérieusement qu'il y a des courants, des invariants qui traversent des domaines très différents.

Le prochain pas sera d'unifier les domaines physiques, cosmologiques, biochimiques, biophysiques, biologiques, bio-écologiques, etc., et le grand défi sera d'intégrer dans cette dynamique invariante la conscience, le phénomène conscient, donc la psyché humaine - enfin j'anticipe un peu parce que dans mon dernier ouvrage je tente d'unifier les choses. Une fois que l'on comprendra que le monde psychique fait partie de ce monde, de cette dynamique, de ce rythme intégré, nous pourrons aussi concevoir comment le monde socioculturel, donc le monde des sciences sociales, pourra être intégré dans cette nouvelle conception.

Ne pensez-vous pas que pour en arriver là, il faudrait avant tout que les chercheurs abandonnent l'idée de leur objectivité en s'incluant eux-mêmes en tant que sujet? Je pense que le refus du monde psychique est la cause de toute forme de réductionnisme soit-il scientifique ou non d'ailleurs...
Oui, c'est une des conséquences de la spécialisation, de la compartimentation du monde scientifique. On apprend aux gens à se concentrer sur une espèce de champ donné et à ne pas s'occuper d'autre chose. Ils ne regardent pas, ne s'intéressent pas aux conséquences et coexistences de leurs expériences personnelles avec leur vision professionnelle. C'est vrai pour une grande partie des scientifiques, mais d'après mon estimation, cela n'est pas vrai pour les grands scientifiques et les grands théoriciens, qui ont toujours ce sentiment de réflexion sur la totalité des phénomènes en s'incluant eux-mêmes.

C'est un fait historique assez remarquable, que Newton lui-même n'était pas newtonien. Newton était quelqu'un de profondément spirituel, il conçut sûrement son Principia Mathematica comme une première partie, partie principale, et il voulait même publier ensuite une partie avec des données astrologiques, mais il n'osait plus le faire à cause du succès qu'il avait eu - et qui n'était pas prévu - avec sa mathématique. Mais celle-ci était prévue comme une description superficielle de quelques données, et sa conviction était toute autre. On retrouve la même chose chez Schrödinger(13), Pauli(14), Heisenberg(15), ou Dirac(16). Ils ont réfléchi profondément sur la nature des choses et ils essayent de développer une conception intégré; la grande majorité des scientifiques - tout le monde ne peut pas être un génie - travaille sur quelques données dans une chambre fermée, et fait certaines expériences.

Vous finissez votre livre par un poème où vous parlez de l'unité fondamentale, du fait que notre existence séparée est une illusion. Vous avez une vision de la conscience qui n'est pas ce qu'on appelle le monisme, qui n'est pas non plus le dualisme, votre vision intègre toutes les personnes humaines dans l'univers. Comment situez-vous le problème de la conscience tel que vous le décrivez ici?
D'abord, j'aimerais citer une phrase de Whitehead: "Le monde n'est pas aussi net qu'on peut le penser". Le monisme, le dualisme sont des concepts très nets et le monde n'est pas aussi net que tout cela, c'est trop simple, c'est trop catégorique.

Mais la structure séparatiste est une pseudo-assurance... Si on veut la liberté, je pense qu'il faut accepter l'indéterminé, et l'indéterminé fait peur.
Oui, on essaye de nettoyer le monde.

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