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La révolution numérique considérée comme une quatrième révolution par Luciano Floridi

Luciano Floridi est un philosophe italien surtout connu comme l’un des plus importants théoriciens de la philosophie de l’information. Il est professeur à l’Université d’Oxford.

La révolution numérique considérée comme une quatrième révolution

En simplifiant à l’extrême, la science a deux manières fondamentales de changer notre compréhension : l’une est extravertie et se rapporte au monde, l’autre est introvertie et nous concerne nous-mêmes. Trois révolutions scientifiques ont eu un grand impact, à la fois selon les deux points de vue extroverti et introverti. En changeant notre compréhension du monde extérieur, elles ont également modifié notre conception interne de ce que nous sommes. Après Copernic, la cosmologie héliocentrique a déplacé la Terre et donc l’humanité du centre de l’univers. Darwin a montré que toutes les espèces vivantes ont évolué au fil du temps depuis des ancêtres communs et par la sélection naturelle, déplaçant ainsi l’humanité du centre du monde biologique. À la suite de Freud, nous reconnaissons de nos jours que l’esprit est aussi inconscient et sujet au mécanisme de défense du refoulement. Donc, nous ne sommes pas immobiles, au centre de l’univers (révolution copernicienne), nous ne sommes pas d’une nature distincte et différente du reste du règne animal (révolution darwinienne), et nous sommes très loin d’être des esprits purement rationnels entièrement transparents pour nous-mêmes (révolution freudienne).

Freud fut le premier à interpréter ces trois révolutions dans le cadre d’un même processus de réévaluation de la nature humaine, et ce, bien que sa perspective ait été ouvertement égocentrique. Mais si l’on remplace Freud par les neurosciences, nous pouvons encore trouver ce cadre utile pour expliquer l’intuition selon laquelle quelque chose de très significatif et profond s’est récemment produit à propos de la compréhension de nous-mêmes. Depuis les années cinquante, l’informatique et les TIC ont exercé une influence à la fois extravertie et introvertie, modifiant fondamentalement non seulement nos interactions avec le monde, mais également les conceptions essentielles sur ce que nous sommes. Nous ne nous interprétons plus comme des entités autonomes, mais plutôt comme des organismes informationnels interconnectés, ou des inforgs, qui partageons avec les agents biologiques, artificiels, ou hybrides, et avec les artefacts issus de l’ingénierie, un environnement global qui est au final constitué d’information – l’infosphère. Tel est l’environnement informationnel, constitué par l’ensemble des processus d’information, des services et des entités, y compris les agents d’information, leurs propriétés, leurs interactions, et leurs relations mutuelles. La révolution numérique est donc mieux comprise comme une quatrième révolution dans le processus de dislocation et de réévaluation de notre nature fondamentale et de notre rôle dans l’univers. Pour autant que nous le sachions, nous sommes les seuls moteurs sémantiques dans l’univers. Nous sommes nés pour être des inforgs et nous poursuivons notre programme informationnel sans relâche au moins depuis l’âge du bronze, l’époque qui marque l’invention de l’écriture en Mésopotamie et dans d’autres régions du monde (au 4e millénaire avant JC).

La révolution numérique renouvelle notre point de vue de tous les jours sur nous-mêmes et sur la nature ultime de la réalité, c’est-à-dire qu’elle transforme notre métaphysique depuis un point de vue matérialiste, selon lequel les objets physiques et les processus jouent un rôle clé, vers un point de vue informationnel. Les objets et les processus sont de plus en plus considérés comme « dé-physicalisés », dans le sens où ils ont tendance à être traités comme indépendants de leurs supports (considérez par exemple un fichier de musique). Ils sont « typifiés », catégorisés comme des types dans le sens où une instance d’un objet – ma copie d’un fichier de musique – est aussi valable que son type – le fichier de musique dont ma copie constitue une instance. Et ils sont supposés être parfaitement clonables par défaut, dans le sens où ma copie et votre original deviennent interchangeables. Et moins de contrainte sur la nature physique des objets et des processus signifie que le droit d’usage est perçu comme étant au moins aussi important que le droit de posséder. Le P2P ne signifie pas Pirate à Pirate mais Platonicien à Platonicien, car c’est la nature immatérielle des choses qui sous-tend le phénomène. Enfin, le critère d’existence – ce que cela signifie pour une chose d’exister – n’est plus effectivement immuable (les Grecs pensaient que seul ce qui ne change pas peut pleinement exister), ni potentiellement soumis à la perception (la philosophie moderne a insisté sur le fait qu’une chose devait être perceptible par les cinq sens pour exister), mais il est potentiellement soumis à l’interaction, même si celle-ci est impalpable. Être, c’est être sujet à interaction, même si l’interaction est seulement virtuelle.

Une conséquence importante est que nous nous dirigeons rapidement vers une marchandisation des objets qui considère que la réparation est synonyme du remplacement, même quand il s’agit de bâtiments entiers. Cela a conduit, en contrepartie, à une hiérarchisation des marques d’information et à la réappropriation : la personne qui place un autocollant sur la fenêtre de sa voiture – qui est par ailleurs parfaitement identique à des milliers d’autres – lutte pour son individualisme. La quatrième révolution a encore exacerbé ce processus. Quand le lèche-vitrine [window-shopping] devient achat depuis Windows [Windows-shopping] et ne signifie plus marcher dans la rue mais naviguer sur le Web, notre sentiment d’identité personnelle commence à se détériorer. Au lieu d’être perçus comme des individus, des entités uniques et irremplaçables, nous devenons des produits de masse, des entités anonymes parmi d’autres entités anonymes, exposées à des milliards d’autres inforgs similaires également en ligne. Nous pratiquons donc l’auto-promotion et nous nous réapproprions nous-mêmes dans l’infosphère en utilisant les blogs, les albums Flickr, les pages web et les vidéos sur YouTube. Il n’y a pas de contradiction entre une société si soucieuse de la confidentialité et le succès de services comme Facebook. Nous utilisons et exposons des informations sur nous-mêmes de façon à devenir moins anonymes du point de vue informationnel. Nous tenons donc à maintenir un niveau élevé de protection des renseignements personnels parce que nous souhaitons sauvegarder un capital précieux qui peut être ensuite publiquement investi par nous-mêmes afin de nous construire en tant qu’individus uniques, perceptibles comme tels par les autres.

Tout cela fait partie d’une évolution métaphysique plus profonde provoquée par la quatrième révolution. Au cours de la dernière décennie, nous nous sommes habitués à conceptualiser notre vie en ligne comme un mélange entre d’une part une adaptation évolutive des agents humains à un environnement numérique, et d’autre part une forme de post-modernité, de néo-colonisation de cet espace par nous-mêmes. La vérité pourtant est que la révolution numérique constitue autant un changement de notre monde que la création de nouvelles réalités. Le seuil entre le ici (l’analogique, ce qui est basé sur le carbone, le off-line) et le là-bas (le numérique, ce qui basé sur le silicium, le on-line) s’estompe rapidement, mais ceci est autant à l’avantage du dernier terme que du premier. Le digital se répand sur l’analogique et fusionne avec lui. Cette informatisation croissante des artefacts, des identités et de l’ensemble des environnements sociaux et activités de la vie donne à penser que bientôt il sera difficile de comprendre ce qu’était la vie dans les temps pré-numériques, et que, dans un proche avenir, la distinction même entre on-line et off-line va disparaître. L’expérience commune qui consiste à conduire une voiture en suivant les instructions d’un GPS permet de comprendre en quoi il devient inutile de se demander si l’on est en ligne. Pour le dire de façon spectaculaire, l’infosphère absorbe progressivement tout autre espace. Nous vivons « onlife » et vos Nike et votre iPod vont se parler d’ici peu.

À l’heure actuelle, les générations plus âgées considèrent toujours le cyberespace comme quelque chose dont on se connecte et se déconnecte. Notre vision du monde (notre métaphysique) est toujours moderne ou newtonienne : elle est constituée de voitures, bâtiments, meubles, vêtements, réfrigérateurs, qui sont « morts », non interactifs, insensibles et incapables de communication, d’apprentissage ou d’enregistrement. Mais dans les sociétés avancées de l’information, ce que nous vivons encore comme le monde off-line est appelé à devenir un environnement pleinement interactif et plus réactif, constitué de processus d’information sans fils, omniprésents, distribués, un environnement qui fonctionne de n’importe quelle chose à n’importe quelle chose [a2a – anything to anything], partout et n’importe quand [a4a – anywhere for anytime] et en temps réel. En conséquence, nous vivrons dans une infosphère que deviendra de plus en plus synchronisée (relativement au temps), délocalisée (relativement à l’espace) et corrélée (relativement aux interactions). Cela nous invite d’abord progressivement à comprendre le monde comme quelque chose de « a-live » (artificiellement vivant). Les choses sont de moins en moins inanimées, même si leurs nouvelles « âmes » sont numériques. Cette animation digitale du monde conduira ensuite, paradoxalement, à rendre notre façon de voir plus proche de celles des cultures pré-technologiques qui interprétaient tous les aspects de la nature comme habités par des forces. Seul Ulysse pouvait bander son arc mythique. Aujourd’hui, seul un utilisateur portant un anneau spécial avec un code unique peut déverrouiller la gâchette d’un iGun™.

En raison de cette reconceptualisation informationnelle de notre métaphysique, il deviendra normal de considérer le monde comme une partie de l’infosphère, non pas tant dans le sens dystopique exprimé par un scénario analogue à celui du film Matrix, où la « réalité réelle » est toujours aussi dure que le métal des machines qui l’habitent, mais dans un sens évolutif et hybride représenté par un environnement comme New Port City, la métropole fictive et post-cybernétique de Ghost in the Shell. À l’issue de cette mutation, le concept d’infosphère se sera déplacé depuis un moyen de se référer à l’espace de l’information jusqu’à devenir un synonyme de la réalité.

Les révolutions précédentes, en particulier celle de l’agriculture et la révolution industrielle, ont provoqué à long terme des transformations macroscopiques dans nos structures sociales et nos environnements physiques, souvent d’ailleurs sans beaucoup de prévoyance. La révolution numérique n’est pas moins dramatique. Nous rencontrerons des problèmes si nous ne prenons pas au sérieux le fait que nous sommes en train de construire le nouvel environnement qui sera habité par les générations futures. La meilleure manière d’aborder les nouveaux défis éthiques posés par la révolution numérique consiste sans doute à le faire à partir d’une approche environnementale ; pas celle qui privilégierait le naturel ou l’intégrité, mais plutôt celle qui traite comme authentiques et véritables toutes les formes d’existence et de comportement, même celles qui sont basées sur des artefacts synthétiques et issus de l’ingénierie. Cette sorte de e-environnementalisme synthétique exige un changement dans notre point de vue sur la relation entre la physis (la nature, la réalité) et la technè (la pratique des science et ses applications).

La question de savoir si la physis et la technè peuvent être conciliées ne possède pas une réponse prédéterminée qui attendrait d’être devinée. Il s’agit d’un problème pratique dont la solution réalisable doit être inventée. Pour prendre une analogie, nous ne demandons pas de savoir si deux produits chimiques pourraient se mélanger mais plutôt de savoir si un tel mariage peut réussir. Une réponse positive est tout à fait envisageable à condition que les bons engagements soient réalisés. Un mariage réussi entre la physis et la technè est sans aucun doute vital pour notre avenir et cela mérite nos efforts soutenus. Essayez d’imaginer le monde non pas demain ou l’année prochaine, mais au prochain siècle ou au prochain millénaire : un divorce entre la physis et la technè serait absolument désastreux tant pour notre bien-être que pour la bonne qualité de notre habitat. Une chose que les technophiles et les fondamentalistes verts doivent comprendre, c’est que l’échec d’une négociation de la relation féconde et symbiotique entre la technologie et la nature n’est pas une option.

Un mariage réussi entre la physis et la technè est heureusement réalisable. Certes, beaucoup de progrès doivent encore être réalisés. La physique de l’information peut être très gourmande en énergie et donc potentiellement hostile envers l’environnement. Mais la révolution numérique peut nous aider dans notre lutte contre la destruction, la paupérisation, le vandalisme et le gaspillage des ressources naturelles et humaines, y compris les ressources historiques et culturelles. Nous devons résister à toute tendance à traiter, comme les Grecs le faisaient, la technè comme la Cendrillon de la science ; résister aussi à toute velléité absolutiste consistant à n’accepter aucun équilibre moral entre un mal inévitable et davantage de bien ; et résister enfin à toute tentation métaphysique moderne et réactionnaire d’enfoncer un coin entre le naturalisme et le constructivisme, en privilégiant le premier comme étant la seule dimension authentique de la vie humaine. Le défi consiste à réconcilier nos deux rôles, comme organismes informationnels et agents au sein de la nature d’une part, et en tant que régisseurs de cette nature d’autre part. La bonne nouvelle c’est qu’il s’agit d’un défi que nous pouvons relever. La chose bizarre c’est que nous comprenons lentement que nous possédons une telle nature hybride. Le point crucial dans ce processus d’auto-compréhension est ce que j’ai défini ci-dessus comme la quatrième révolution.

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Luciano Floridi donnera le 19 novembre 2009 (17h à 19h) à Paris, une conférence publique intitulée The Fourth Revolution.
Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI)
Faculté de Médecine, site Cochin Port-Royal, Université Paris Descartes, 24, rue du Faubourg Saint Jacques 75014 Paris
(voir l’annonce sur Facebook)

Blog de Luciano Floridi : Philosophy of information, site Web.

article original : The Digital Revolution as a Fourth Revolution, traduit par Patrick Peccatte, reproduit avec son aimable autorisation.

Vu via @PierreTran et @Tfsalomon

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