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La Haine de la Raison

Laurent Mayet

Enseignant en épistémologieà l'Université Paris I

Comment l'homme, que la tradition philosophique et religieuse occidentale définit comme animal rationale, pourrait-il rejeter la raison sans se nier lui-même ? Et comment, dans cette perspective, penser la haine de la raison autrement que comme une dégénérescence de l'être humain ? On éprouve en effet quelque difficulté à concevoir qu'une pareille attitude puisse être le fait d'un sujet raisonnable. Et si la raison n'était pas ce qui réalise l'homme mais ce qui l'oppresse ou le corrompt? Le cas échéant, il faudrait voir la haine de la raison comme une attitude réactionnaire visant à libérer l'homme du joug de la raison.

Mais quelle autre puissance pourrait prendre le relais de la rationalité ? Tout effort d'ir-rationalisation, dès qu'il se voudrait systématique, n'est-il pas voué à s'autodévorer ou à caricaturer la rationalité ? On est, semble-t-il renvoyé aux "deux excès", dont parle Pascal, "exclure la raison et n'admettre que la raison" (Pensées, 183, Laf.). Et il faut alors penser la haine de la raison comme une réaction excessive aux excès du rationalisme. L'inconséquence majeure du rationalisme n'est-elle pas une foi déraisonnable en la raison ?

C'est bien cette survalorisation qui est à l'origine de la "crise de la raison" caractérisant notre modernité. Mais pourquoi cette foi déraisonnable en la raison suscite-t-elle une réaction aussi violente chez l'individu lucide ? N'est-ce pas parce qu'elle tend à occulter le caractère fondamentalement injustifiable et donc a-raisonnable de l'aventure rationnelle ? Et ce serait alors pour affirmer sa liberté à l'égard de toute transcendance que l'individu refuserait le choix en lui-même totalement libre et donc a-raisonnable de la raison. Mais la haine de la raison n'est-elle pas vouée à rester prisonnière de ce qu'elle nie ?

S'il faut dans un premier temps concevoir la haine de la raison comme une maladie de l'âme, il convient d'abord de s'intéresser à ses conditions d'apparition. Quelles sont les causes objectives de cette aversion à l'égard de la raison ? Dans le contexte de la rationalité grecque, où le logos -- qu'il faut bien improprement traduire ici par raison -- est posé comme voie royale d'accès au vrai et au juste, l'idée d'une raison ennemie de l'homme est inconcevable.

t pourtant, Platon n'ignora pas ce rejet possible du rationnel qu'il dénonça sous le nom de misologie (du grec mîsein, haïr). Il en décrit les conditions d'émergence dans le Phédon : "Ayant admis un raisonnement comme vrai sans s'y connaître en raisonnement, un peu plus tard, on le juge faux (...) on refuse d'en découvrir la cause chez soi-même et dans sa propre incompétence et finalement on trouve agréable d'en rejeter loin de soi la responsabilité, en l'attribuant aux raisonnements" (Sophiste). Platon explique ainsi l'origine de la misologie par l'incompétence. C'est dire que, selon lui, le parler vrai nécessite un apprentissage et que sans une formation préalable, la pensée est vouée à errer de contradiction en contradiction.

L'apprentissage dont il est question ici concerne la dialectique. Il faut rappeller que le terme grec de logos désigne à la fois la dianoia, la pensée discursive ou la raison, et la noesis, la connaissance intuitive des essences. Chez Platon, la dialectique qui procède par divisions et par rapprochements est ce qui permet à l'âme de s'élever progressivement des réalités sensibles, changeantes et illusoires, aux essences intelligibles, stables et véritables.

La dialectique vise la saisie intuitive des essences et celles-ci sont les idées régulatrices du savoir scientifique en même temps que la mesure du parler vrai. Sans la noesis, la dianoia est un logos aveugle, incapable de reconnaître le vrai et le juste. C'est ainsi qu'un jeune esprit épris de vérité qui s'exerce sans formation à la pratique des raisonnements peut en arriver à désespérer des pouvoirs du discours rationnel.

Il importe de constater que si l'absence de formation peut être considérée comme une cause de la misologie, c'est que, comme l'a très bien remarqué Heidegger, la formation et la vérité présentent chez Platon "une unité d'essence et une communauté d'origine" (Doctrine de Platon sur la vérité). Autrement dit, c'est parce que les idées transcendantes n'apparaissent que dans l'âme du philosophos, qui sait où diriger son regard, qu'une âme non encore éduquée peut faire l'expérience d'une raison déréglée et sans mesure. L'exercice philosophique ne correspond pas seulement à un progrès dans la connaissance, il est aussi un progrès dans la réalisation même de l'être humain, une conversion de l'âme, comme l'exprime bien le terme grec d'anabase.

Dans cette perspective, le misologue est un homme non encore réalisé en tant que noûs , et la haine de la raison est à penser comme une attitude infra-rationnelle, le terme de rationnel étant à prendre ici au sens mentionné plus haut de logikon. Enfin, comme la haine suppose du dépit, il nous faut concevoir la misologie comme un malheur. "Il n'est pire mal que d'avoir pris en haine les raisonnements", écrit Platon (Phédon). Le misologue ne vit pas dans l'insouciance d'une transcendance qui n'existe pas pour lui. Il désespère au contraire d'être délaissé d'elle.

Et si la haine de la raison n'était pas un malentendu ? Si le rejet de la raison était motivé par l'incapacité de la vie rationnelle à satisfaire les aspirations de l'être humain ? Ne faudrait-il pas alors prendre en considération les raisons subjectives de cette attitude ?

Kant signale ce problème dans les Fondements de la métaphysique des moeurs , dans les termes suivants: "Plus une raison cultivée se consacre au projet de jouir de la vie et du bonheur, plus l'être humain s'écarte du vrai contentement. C'est pourquoi chez beaucoup, et à vrai dire chez ceux qui ont tenté de mener loin l'usage de la raison, survient (...) un certain degré de misologie, dans la mesure où après évaluation de tous les avantages qu'ils retirent (...) ils trouvent qu'ils se sont attirés plus de peine qu'ils n'ont obtenu de bonheur."

L'impuissance de la raison à satisfaire le désir de bonheur de l'homme pourrait ainsi d'après Kant être le motif de la misologie. Que doit-on en penser ? La recherche du bonheur n'est-elle pas une aspiration légitime de l'être humain ? Selon le philosophe de Königsberg, le problème n'est pas tant la légitimité de la recherche effrénée de la jouissance que la légitimité de la croyance selon laquelle la raison aurait été donnée à l'homme pour accéder au bonheur.

,C'est pour avoir cru que la raison devait nous procurer le bonheur que certains, déçus, ont pu sombrer dans la misologie. Or, affirme Kant, ce n'est pas pour atteindre le bonheur mais la vertu que la raison a été donnée à l'homme. "La fin de leur existence est toute autre et d'une dignité beaucoup plus élevée, que c'est à cette fin et non pas au bonheur que la raison est tout spécialement destinée" (Fond. Méta. Moeurs). Et le rapport vertu / bonheur n'est nullement un rapport analytique, comme l'ont cru à tort épicuriens et stoïciens : on peut être vertueux et être malheureux, comme on peut être malhonnête et plein de prospérité.

C'est dans la fondation d'une volonté bonne, non pas comme moyen en vue du bonheur mais bonne en soi-même, que la raison trouve sa destination pratique suprême. La misologie provient ainsi selon Kant, d'une fausse interprétation du rôle de la raison, et plus précisément d'une méconnaissance du primat de la raison pratique. Or, la raison pratique ne peut décevoir l'homme car elle lui procure le "contentement de soi-même", à distinguer de la simple jouissance. Seule la raison calculatrice peut être objet de haine dans la mesure où les bénéfices qu'elle procure en matière de bonheur sont décevants.

Dans cette perspective, la misologie désigne les errements dans lesquels l'homme ne peut manquer de tomber lorsqu'il méconnaît le primat de la raison pratique. Si la misologie est bien un état de misère morale, elle correspond aussi à un moment dans la réalisation du sujet raisonnable, dans la mesure où elle conduit l'individu déçu par la raison calculatrice à prendre conscience, sur le mode du dépit, de la distinction entre la simple jouissance et le vrai contentement, et donc corrélativement de la vraie destination de l'homme.

Et si les lois pures de la raison s'avéraient incapables de gouverner l'être de chair qu'est l'homme, devrions-nous continuer à le définir par sa seule composante rationnelle ? Kant ne reconnaît-il pas lui-même qu'aucun être humain depuis le commencement du monde n'a peut-être déterminé ses actes suivant une maxime purement rationnelle ? Une rationalité aussi indifférente à la possibilité concrète de son incarnation est-elle acceptable ? Pourquoi l'individu devrait-il renoncer à ses désirs propres ? Ne faudrait-il pas dans cette perspective penser la misologie comme une entreprise libératrice visant à affranchir l'homme du joug de la raison ? C'est bien le rejet d'une raison jugée dominatrice et indifférente aux aspirations de l'homme qui caractérise la fracture romantique, consécutive à une "crise de la raison" chez les penseurs modernes.

Avec les romantiques allemands, le rationnel se voit dévalorisé au nom de la coupure qu'il introduit entre l'homme et la nature. "Oui je suis devenu bien raisonnable auprès de vous; j'ai parfaitement appris à me distinguer de ce qui m'entoure; et me voilà isolé dans la beauté du monde, exilé du jardin où je fleurissais", écrit Hölderlin dans Hypérion qui déplore l'ambiguïté de la relation au savoir dans laquelle s'est enlisé l'homme moderne, déchiré entre son désir d'intégration au monde et son avidité à le dominer.

Récusant l'anthropologie idéaliste qui ne reconnaît d'existence à l'homme que dans sa rationalité substantielle, les romantiques allemands valorisent l'imagination et la vie onirique. "L'homme qui songe est un dieu, celui qui pense un mendiant", écrit Hölderlin. (Hypérion). Cette dévalorisation de la raison est avant tout un détrônement de la raison. L'enjeu est de refuser la légitimité de tout principe supérieur -- celui de la loi morale ou de l'Être -- supposée fonder la raison. La véritable libération de l'homme passe ainsi par la critique intellectuelle des représentations illusoires qui empêchent l'homme de s'épanouir.

C'est bien le sens de la critique nietzschéenne qui dénonce l'illusion de l'universalité du devoir moral comme celle de l'"arrière monde", ultime réalité se tenant cachée derrière les phénomènes. La misologie est à penser ici comme un projet libérateur visant à affranchir l'homme de sa soumission à toute transcendance, ce que Nietzsche a illustré dans sa fameuse formule "Dieu est mort" (Gai savoir). Et en se débarassant de Dieu, l'homme affirme qu'il est lui même la seule réalité et la seule valeur : Homo homini deus, selon la formule de Feuerbach.

Mais cette révolte contre la raison n'est-elle pas condamnée à rester prisonnière des valeurs qu'elle nie ? Si la misologie est une liberté à l'égard de quelque chose, peut-elle être une liberté pour quelque chose ? La tentation est grande d'en rester au stade de la négation et de la haine. Et Descartes le premier a signalé cette tentation propre à l'homme d'en rester au stade du refus de toute transcendance, tout en insistant en même temps sur la nécessité de renoncer à cette tentation.

Dans sa Lettre au père Mesland du 9 février 1645, il écrit : "Lorsqu'une raison très évidente nous porte d'un côté, bien que moralement parlant, nous ne puissions guère choisir le parti contraire, absolument parlant néanmoins, nous le pouvons. Car il est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre arbitre."

L'homme a ainsi le pouvoir de refuser l'évidence même en présence de l'évidence, rien que pour manifester la puissance de son libre arbitre. Sans doute l'évidence paraît exiger notre assentiment, mais nous avons toujours la liberté de nous abstenir de la considérer, d'en détourner notre attention. Cette capacité de négation est d'ailleurs le propre de l'homme, puisqu'elle le différencie de l'animal ou de l'automate.

C'est dire aussi que le souci de prouver notre liberté peut nous inciter à refuser gratuitement le Vrai et le Bien. Descartes nous met en garde contre cette tentation propre à l'être libre : si l'homme affirme sa liberté en se détournant de l'évidence, il se tourne alors vers le néant. Le refus gratuit de l'évidence n'est chez Descartes qu'une expérience destinée à nous prouver que la vérité et la rationnalité supposent de notre part un mouvement libre vers elles.

Descartes, quant à lui, a choisi la soumission à l'Être et la liberté éclairée, comme on peut s'en convaincre en lisant les Méditations. Il semble que nous ayons oublié la mise en garde de Descartes, et que nous ayons choisi, au nom de la liberté, la haine plutôt que la raison. Au nom d'une liberté totale qui, à vrai dire, n'est peut-être qu'une chimère et apparaît davantage comme une révolte contre le Père que comme une liberté authentique.

Si l'on renonce donc à voir dans la haine de la raison un simple malentendu, une simple maladresse, c'est la liberté elle-même qui est au fondement de la misologie. L'homme peut refuser le choix en lui-même totalement libre et donc a-raisonnable de la raison. Il peut choisir la violence. Et celle-ci, véritable haine de la raison, est l'autre de la philosophie. La haine de la raison apparaît ainsi comme cette possibilité extrême qui nie la philosophie et que celle-ci doit cependant assumer.

Laurent Mayet


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