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L'Âme déchirée du Punjab

Paul-Alexis Ladame
Ancien professeur deméthodologie de l'information

Il était une fois, en Inde, avant la Deuxième guerre mondiale, un jeune et brillant avocat, nommé Gulab Singh, dont l'étude était fort prospère. Il avait une âme sensible, mais ne le savait pas.

Un matin, pourtant, il entendit une voix. Il avait ouvert, au hasard, le Gourou Granth Sahib, le Livre Saint des Sikh, comme tous ceux de sa religion doivent le faire. Les yeux de l'avocat tombèrent sur le verset 274 :

" Dis toujours la vérité,
car seule la Vérité est divine ;
Apprends l'art d'Amour,
car seul l'Amour est divin. "

Il reçut comme un choc et reprit plusieurs fois ces vers, pour bien s'en imprégner l'âme.

Puis il referma le Maître (gourou) Livre et se rendit à son étude. Là, comme chaque matin, le clerc lui présenta 1'agenda du jour, où étaient notés les clients qu'il devait défendre devant le tribunal. Il ajouta que les témoins qu'il avait désignés pour un endoctrinement avant de se présenter étaient à sa disposition dans la salle d'attente. En leur dictant ce qu'ils auraient à dire, il gagnerait sûrement ses procès.

À sa stupéfaction, le clerc s'entendit répondre : "Non. Je n'en ferai rien. Renvoyez ces témoins. J'en ai assez de tenir un double langage, assez de tisser des toiles de mensonges, afin de gagner confortablement ma vie. Dorénavant je dirai toujours la Vérité, car elle seule est divine. Je préfère mourir de faim avec une conscience pure. Je souille mon âme en acceptant l'argent sale du mensonge".

*

Gulab Singh tint parole. Il perdit ses clients riches et plaida gratuitement pour les pauvres. Sa femme, Lajwanti Kaur, le suivit avec joie dans la pauvreté. Peu à peu il devint un guide spirituel pour un nombre croissant de gens, même des pauvres qu'il accueillait dans sa ferme de Rawalpindi, héritée de ses parents.

En 1946, au lendemain de la guerre, la Grande-Bretagne, ruinée, décida d'accorder à l'Inde son indépendance, mais en séparant les Hindous des Musulmans, qui formèrent le Pakistan.

Ce partage de l'Inde en deux fut une épouvantable tragédie pour les Sikhs. Depuis des siècles, le Punjab était leur patrie. Maintenant, déchirés en deux parties, les Sikhs du Pakistan, près de cinq millions, furent du jour au lendemain jetés sur les routes pour aller, harcelés par des bandits, se réfugier en Inde. Tout le sous-continent fut embrasé par une atroce guerre civile et religieuse, avec des orgies de pillages, de rançonnages, de vols, de viols, d'assassinats. Plus de 500 000 morts furent recensés.

Dans la propriété de Gulab Singh, en mars 1947, quelques centaines de réfugiés, des parents, des amis, avaient cherché refuge et campaient en plein air. Lui-même avait été appelé en ville pour tenter de négocier une paix fragile et un départ en ordre. Les responsables musulmans étaient de bonne foi, mais totalement dépassés par d'innombrables hordes ivres de pillage, d'alcool et de sang.

Au matin du 13 mars 1947, un millier de Pathans, armés jusqu'aux dents, s'approcha de la ferme de Gulab Singh, où se pressaient près de trois cents femmes et enfants. Les hommes valides avaient rejoint une troupe mobilisée pour une défense tardive.

Soudain un émissaire des Pathans arriva au galop de son cheval. Il demanda à parler à qui de droit. Ma Lajwanti Kaur, la femme de Gulab Singh, se présenta.

-- Vieille femme ! l'apostropha le bandit, "livre-nous toutes vos jeunes filles, à notre discrétion et je jure, par Allah, qu'il ne sera fait aucun mal aux vieux et aux enfants !"

-- Quoi ? Sale vaurien, chien errant ! Comment oses-tu me parler avec ta langue fourchue ? Tant que je serai en vie, tu ne toucheras à aucune de mes protégées !

Les Pathans répondirent par des coups de feu et, sans se presser, mille cavaliers se mirent à encercler la maison.

Ne voyant aucune issue, Ma Lajwanti Kaur prit dans ses bras une petite fille et un nourrisson et se dirigea vers le puits tout proche en criant : "Chers enfants, suivez-moi et sautez dans le puits. Il n'y a pas d'autre protection pour sauver votre virginité, votre honneur, votre Dharma."

Alors que les bandits mettaient pied à terre et se dirigeaient à pied vers la ferme, elle sauta avec les enfants dans le profond puits, aussitôt suivie par une centaine de femmes préférant la mort à l'ignominie. La petite-fille de Gulab et Lajwanti et sa mère furent les dernières à chercher ainsi la mort. Les autres furent retenues par les Pathans, les enfants aussitôt massacrés, ainsi que les femmes âgées. Les jeunes filles, une centaine, furent capturées et l'on devine la suite...

*

Quand Gulab Singh, le même soir, revint à la maison, il découvrit l'horreur des horreurs. Le puits si profond était rempli de cadavres. Seules respiraient encore sa petite-fille et sa mère. Il les sauva à grand-peine. De crainte d'être surpris par des bandits attardés, ils grimpèrent dans un arbre dont le feuillage les dissimulerait.

Aux alentours de minuit, Gulab Singh entendit une voix, qu'il reconnut sans peine. La Voix de l'Inconnu lui disait :

"Qui donc ose connaître Mes secrets ? Qui donc ose révéler Mes mystères ? Même les plus éclairés des saints ou des mystiques ne pourront jamais deviner Mes desseins ! En un instant j'abaisse les rois et j'élève les manants ; en un instant je vide ce qui est plein et je remplis ce qui est vide. Telle est Ma volonté, telle est Ma Loi !"

À l'aube naissante, un vieux sage musulman, un Soufi, s'approche de l'arbre et s'adresse à Gulab Singh :

"Oh, sant Ji, nous sommes tous profondément désolés. Les brigands sont maintenant partis. Venez partager notre modeste déjeuner. Vous devez être affamés."

Sa voix était brisée par l'émotion et c'est les larmes aux yeux que le Soufi ajouta : "Cher Chacha Ji, aie confiance en moi. Il n'y a plus de danger. Que mon humble demeure soit ton havre de repos."

Lorsque Gulab Singh, sa petite-fille et sa mère se joignirent au Soufi, il dit encore : "Oh, Seigneur, il reste toujours un espoir pour tes enfants ignorants. Là où il y a haine et violence, il y a aussi l'amour du prochain. Nobles sont les âmes qui élèvent le flambeau de l'Amour malgré les pires épreuves."

*

Le lendemain, les trois rescapés du massacre montèrent dans un camion militaire indien qui devait les conduire vers leur nouveau pays. Avant d'y prendre place, Gulab Singh déposa une gerbe de fleurs devant l'entrée du puits, sur laquelle des ouvriers déversaient de la chaux. Il s'inclina, mains jointes devant le visage et prononça, à voix basse, une prière. Il remercia notre Mère, la Terre, qui les avait fait naître dans le pays qu'ils devaient maintenant quitter, leur patrie pendant tant de générations. Il pria Dieu, l'Éternel, l'Omnipotent, pour qu'Il prenne bien soin des cent huit âmes de celles dont la dépouille physique était restée enfermée dans ce puits. C'était la volonté de Dieu, plein de miséricorde, mais dont les desseins sont insondables. Il a permis que leurs corps soient tués. Il a sauvé leurs âmes.

*

Celui qui m'a raconté cette histoire, alors qu'il me recevait pour une tasse de thé dans son cottage de Chandigarh -- ville créée par le Neuchâtelois Le Corbusier, pour remplacer la capitale que les Sikhs avaient perdu lors du partage de l'Inde -- est mort l'année dernière.

C'était le général Joginder Singh, commandant en chef de l'armée de l'Inde contre le Pakistan en 1972. Il est célèbre en raison d'une victoire rapide, avec très peu de pertes humaines, victoire couronnée par l'ordre donné à ses troupes de prendre soin en priorité des blessés et des prisonniers pakistanais, leurs frères.

Le livre qu'il a écrit sur la vie et l'oeuvre de Sant Culab Singh porte le titre : Le Parfum d'une Rose.

Ce parfum, m'a-t-il dit, est celui de l'âme, déchirée mais immortelle, du Punjab.

Paul-Alexis Ladame


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