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Henry Corbin, l'Envers d'un Siècle de Ténèbres

Gilbert Durand

En réponse à un humain associé m'interrogeant sur les seize années d'amitié et d'échange spirituel intense qui me liaient à Henry Corbin, alors que je vitupérais les indécences d'une société française qui avait délaissé l'illustre islamologue dans la parcimonieuse situation d'un "Maître de Conférences" (c'était le barème de l'E.P.H.E. !) habitant un modeste "trois-pièces-cuisine" dans un vétuste appartement du Ve arrondissement et roulant dans une vieille 2 CV Citroën, cet humain m'interrompit par un inattendu : "n'est-ce pas mieux ainsi... ?".

Par ces mots, ma juste indignation était réduite à une banale considération mondaine... Parce qu'en effet il était bon et bien de trancher entre les ténèbres d'un siècle certes humiliant et méprisant un Corbin réduit à la portion congrue d'un enseignant subalterne, un Eliade contraint d'enseigner hors de France par défaut de naturalisation, d'un Charles Mauron achevant sa carrière comme Maître assistant, et surtout d'un siècle noir, siècle instigateur des plus grands génocides de l'histoire humaine : siècle commencé par la liquidation des Arméniens, continué par les hécatombes de Verdun, puis de Brème et d'Hiroshima, de Stalingrad, par l'holocauste des Juifs de Dachau et d'Auschwitz, des Polonais à Katyn, etc., etc., cent fois "etc.", mille fois "etc."...

En face, l'engagement chevaleresque dans un combat sans merci contre les responsables prochains ou lointains de ces interminables "Nuit et Brouillard"...

Trancher surtout avec ce qui avait intellectuellement nourri et justifié la catastrophe : l'arrogante idéologie occidentale conquérant le monde, écrasant des cultures entières en Amérique, en Afrique, en Europe enfin, déportant et réduisant en esclavage, au nom d'un "universalisme" (sic) fondé sur la Raison, sur l'épopée de la Raison dont "l'adulte blanc et civilisé" était l'administrateur, le missionnaire, le pédagogue, le gendarme...

Déesse Raison toute puissante dont le bras séculier, la trace séculière irréfutable était l'Histoire même, l'Histoire bien sûr de ceux qui faisaient triompher la Raison du plus fort, dont la preuve et la rétribution du succès était la Raison du plus riche...

Engrenage "ahrimanien", comme disait Corbin, reposant sur une falsification généralisée où l'on reconnaît l'égalité des hommes par la raison que partage gentiment le maître avec l'esclave du Ménon, où l'on vénère le "progrès de la conscience" (sic) qui permet de remplacer avantageusement la machette et la sagaie par la kalachnikov, de substituer à la "lampe à huile" l'énergie atomique, de troquer la Bastille contre goulags et Treblinka, de remplacer la responsabilité du maître et du père par la gigantesque et irresponsable déchetterie politico-médiatique. Oui, il fallait "trancher", et il "était mieux" de trancher d'abord -- comme jadis le fit mémorablement François d'Assise -- entre ceux qui placent la richesse dans le bel appartement du XVIe, la villa à Saint-Tropez, la rutilante Lamborghini, l'Académie Française et le Jockey Club, et ceux qui placent leur "avoir" ailleurs (je dis bien "avoir" car c'est aussi une falsification que d'escamoter les problèmes de "fortune" -- d'Aristote à Gabriel Marcel ! -- au profit de "l'être"... Tour de passe-passe qui permet ce luxe de bonne conscience, de mépriser ce que l'on empile et cache dans un coffre-fort !).

Eh bien, Corbin fut, dans les ténèbres hyprocrites du XXe siècle, le promoteur et le guide vers cet "ailleurs" qu'il nommait, à la suite de ses maîtres Sohrawardî, Molla Sadra, Ibn Arabî, "l'Orient des Lumières".

Il ne faudrait pas se méprendre sur la Lumière dans notre siècle : ceux qui furent les "phares"-- pour parler comme le poète ! -- ne sont pas ces "personnalités" vêtues de paillettes comme des clowns, ces "stars" --étoiles dérisoires ! -- de néon médiatique, ces "penseurs" mis en vedette à Cannes, au restaurant Drouant, dans "Télérama" ou à "Rien à cirer" et marchant au pas sur l'air de "La Marche du Siècle". Dans un siècle de clinquantes ténèbres, d'obscurcissement de toute vérité par vidéo-clip vulgarisateur, par amalgame éhonté, "il est mieux", il est bon que la lumière soit discrète -- presque secrète ! -- comme cette "lumière noire" dont l'ésotérisme shi'ite revêt le prophète Jésus...

Corbin, plus que tout autre, était conscient de ce paradoxe pédagogique qu'est la "discipline de l'arcade", sachant bien que si l'on allume la lampe de parole au coeur des ténèbres, celles-ci ne la comprennent pas et eam non comprehenderunt... Oui, "c'est mieux ainsi" que la sophia ne soit pas enseignée dans nos écoles et universités, infectées elles aussi par ce savoir de masse, par cette déferlante de savoirs insignifiants... C'est "en marge" que la vérité se transmet et fructifie : talents et deniers ne doivent pas être "placés" dans une entreprise en faillite !

C'est que le coeur de ce ressourcement dont Corbin est l'auteur, c'est l'inversion -- en "miroir" comme dit la métaphore des ésotérismes -- de nos procédures causalistes, mécanistes, historicistes de pensée. L'inversion des Ténèbres en lumière noire, c'est-à-dire en lumière qui détecte, élucide dans le destin -- ou le devenir -- de nos occidentales logiques les moments où elles ont reflété en quelque sorte un "ailleurs".

Bien sûr les références comparatives que nous apporte Corbin -- en comparatiste compétent connaissant l'arabe, le persan, le turc et même l'avestique -- fut la gigantesque culture "orientale" si occultée, si minimisée, si colonisée même et récupérée par la philosophie occidentale. Tout commence pour Corbin par cette catastrophe que fut le divorce au XIIe siècle entre Averroès et ses disciples européens et le départ d'Ibn Arabî vers l'Orient... Mais il n'en demeure pas moins que les Ténèbres où plongeait l'Occident, comme dans l'univers de Mani, des étincelles de Lumière subsistèrent -- chez les "Fidèles d'Amour", les rosicruciens, chez Flud, Boehme, Oetinger, Swedenborg, Hamann...-- malgré l'énorme falsification et mystification des "Lumières" qui ne voulurent laisser transparaître de Platon que son rationalisme binaire et ignorèrent la puissance orphique du Mythe, qui ne voulurent laisser apparaître de Descartes que la simplification "méthode" en occultant le baroquisme du "songe" et du "voeu" de Lorette, qui gommèrent le mysticisme d'Auguste Comte ou de G.T Fechner pour fonder sur eux le sacro-saint positivisme, qui scotomisèrent -- comme le fit l'illustre Emile Bréhier -- chez Hegel toute la gigantesque Esthétique, pour ne laisser la place qu'au squelette logique dont allait se repaître le vautour matérialiste. Falsifications qui aboutirent aux fausses vérités, aux faux déterminismes de l'historicisme tout puissant et triomphant. Falsifications qui produisirent le monstrueux amalgame entre Lumières, Illuminés de Bavière, déconstructions des Bastilles, Terreur, égalitarisme et goulags divers.

Corbin, à ces "lumières" frelatées substituant soudain la "Lumière Orientale", tant celle de l'Orient "sur les cartes de géographie" de l'Islam, spécialement iranien, que celle de l'Orient spirituel qui veillait sous le boisseau et les inquisitions de l'Occident. Corbin qui allait être le chantre de "l'Ange" -- o agellos : le messager -- fut d'abord lui-même l'infatigable "messager" qui, chaque année, pendant trente trois ans, allait et venait entre la France et l'Iran pour réanimer en Occident la flamme "orientale". Alors qu'il aurait pu abandonner le siècle occidental à son inéluctable sort des ténèbres et comme bien d'autres, retirer sa vie, son "temps" ("on n'est pas de son temps, disait-il, on est son propre Temps") dans la lumière orientale, Corbin "habita" la pensée de l'Occident, hanta cette pensée par la lumière noire de la prophétie. Un jour que je lui demandais pourquoi il n'avait pas franchi le pas, comme Guénon, et abandonné l'Occident aux terreurs et aux éblouissements de l'histoire du siècle, il me fit en souriant cette sibylline réponse : "À cause du prologue de l'Évangile de Jean..." Je ne compris pas tout de suite cette explication...

Ce n'est que beaucoup plus tard que je saisis combien cette "profession" liait la Foi musulmane pour laquelle Jésus est l'incarnation de la "Parole", le "Verbe" de Dieu, et la foi chrétienne pour laquelle le Verbe est Dieu (et Deus erat Verbum) et verbum caro factum est, et ce Verbe s'est fait chair et "a habité parmi nous"... Non pas blasphématoirement, comme le ressasse de nos jours une théologie apocryphe, "descendu dans l'Histoire" ! mais s'est incarné, c'est-à-dire s'est placé dans les formes et les figures, les signes liés à la chair. Je compris que Corbin -- et il le dit explicitement dans son livre de 1960 Terre céleste et Corps de Résurrection réédité en 1978 (l'année de la disparition du Maître...) avec la légère correction "...corps spirituel" -- fervent d'une intelligence "gnostique", c'est-à-dire applicant la "reconduction" (tâwil) spirituelle à la lettre des textes et aux signes, voulait donner un éclairage "non-chrétien" (selon le beau titre d'une revue Le Monde Non Chrétien dirigée par son beau-frère Leenhardt), une sorte de "réponse" par résonance spirituelle à deux problèmes imposés dogmatiquement par le christianisme : le dogme de l'Incarnation divine et le dogme de la résurrection de la chair...

Ancien élève d'un grand séminaire catholique (Issy), puis converti à la Réformation, l'érudit islamologue avait à la fois compris l'indissoluble liaison qui existe entre les deux dogmes (l'Incarnation d'un Dieu éternel exige la résurrection du corps) et à la fois la réponse gnostique que pouvaient donner à ces deux "questions" les traditions orientales.

La réponse, d'abord mazdéenne, puis musulmane et spécialement shi'ite et finalement, de nos jours du XXe siècle, la réponse shaykhie jusqu'à Sarkar Agha, que Corbin avait rencontré avant le départ de ce dernier (1969) vers l'Orient éternel, selon laquelle il existe par-delà la mort, et témoigner, et rendre justice de l'action de l'homme, une "théorie" d'Intermédiaires immortels mais gardant du corps charnel humain, si je puis dire, sa "panoplie" formelle (ou plutôt, dirions-nous avec Maffesoli et déjà Simmel, formiste). Une kyrielle d'Intermédiaires à la fois immortels et à la fois ayant la forme de l'expression comme la figure charnelle. La "réponse" au double mystère posé par la dogmatique chrétienne est donc le modèle angélologique. Le mazdéisme et la théorie des Fravartî ou de Daena, comme les religions abrahamiques ultérieures, sont avant tout des religions de l'Ange.

Cette découverte par la gnose corbinienne de l'angélologie implique à son tour deux ordres ou "impératifs" de vérité. D'abord que ces êtres intermédiaires, messagers, que sont les anges exigent un mode formiste, un "espace" de salut où l'Esprit peut se "corporifier" et les corps se "spiritualiser" en symboles immortels ; ensuite que ces milices célestielles convoquent les hommes vivants à une Chevalerie spirituelle dont l'impératif premier est la Sur-vie : "et vita erat lux hominum" dit encore le fameux Prologue. Et d'abord le modèle de cet "espace de salut", cette "Terre céleste", que Corbin repérait dès les premières lignes de son livre chez le "positiviste" G.T. Fechner -- auteur curieusement par ailleurs d'un Zend Avesta -- était proposé par l'Avesta dès la plus haute antiquité persane, repris et développé par l'Islam et de façon exemplaire par la synthèse entre "l'ange de la Terre" de l'ancienne Perse et Fâtima l'éclatante, (la fille de l'ultime prophète et la mère des Saints Imâms) effectuée au XIIe siècle par le "Maître en théosophie orientale" (shaykh al-Ishrâq) Sohrawardi, puis Ibn'Arabî (XIIIe siècle), Dawûd Qaysarî (XIVe), Lâhîjî (XVIe s.), le grand Mollâ Sadrâ (XVIIe s.) et à partir du XIXe jusqu'à nos jours par l'école shaykhie...

Cet "espace de salut" est en quelque sorte le vêtement formiste que revêtent les réalités immortelles, monde qui corporifie les idées des Intelligences pures et spiritualise les figures d'ici-bas, Monde intermédiaire (barzakh) au "confluent des deux mers" dit le Qoran (XVIII, 59 sq) : celui des anges, des visions -- dont l'image dans le miroir est une éclairante métaphore -- que la Perse appelle Malakut où se situent les terres célestielles d'Hurqâlia...

Ce monde de la réalité ontologique des images, que Corbin magnifie et sacralise par le terme d'Imaginal, est au coeur de la théorie de la connaissance, de la "lumière" noire corbinienne. Toute l'oeuvre du Maître témoigne de cette éclairante obsession depuis son livre (1954, que j'ai eu l'honneur de rééditer en 1979) Avicenne et le récit visionnaire jusqu'à cette ultime édition de Terre céleste (1978) et même -- par delà l'exitus ultime -- ce traité de la con-templation qu'est Temple et Contemplation (1981) en passant par le livre fondateur L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabî (1958) et par cette "Physiologie de l'homme de Lumière dans le soufisme iranien" (Ombres et Lumières, 1961). Ces quelques ouvrages "repères", est-il besoin de le souligner, sont enchâssés, entourés des études, éditions, traductions -- typifiés par les 33 volumes de la Bibliothèque iranienne -- et des centaines d'articles.

La pensée d'Henry Corbin est l'une des plus scientifiquement "armée" qui soit ! Mais ce qui importe, ce qui est affirmé, montré, démontré avec une puissance inégalée en Occident, c'est l'originalité, la singularité d'un mode de connaissance, l'Imaginatio vera, jusqu'ici enténébrée par les occultations, les falsifications de la pensée occidentale... Comme l'esthétique romantique naissante au XVIIIe siècle, avec un Burke ou un Addison, affirmait et montrait l'existence d'un "sixième sens" du beau par-delà les cinq sens insignifiants de la psychologie rationnelle, Corbin, armé de toutes les lumières "victoriales" (xvarnah) de l'Orient, pose l'existence d'une "voie cognitive" occultée par les pâles lumières de la perception empirique et du raisonnement intellectuel pendant plus de dix siècles faussaires de philosophie occidentale.

C'est que pour la tradition orientale, l'ange de la Révélation, Gabriel, est aussi celui de la connaissance. Il existe une "connaissance par le coeur" (ma'rifat qalbîya). C'était déjà l'intuition des poètes, de cet Hölderlin que commentait Heidegger -- traduit en 1937 par Corbin -- : "ce qui demeure, les poètes le fondent". Mais à cette connaissance "orientale", non seulement correspondait la réalité du "monde impérissable" d'une terre des visions, des théophanies et des poèmes comme nous l'avons dit, mais encore une sorte de "non-raison" (nous ne pouvons pas dire "déraison" qui est péjoratif), de "méta-raison pratique".

À la découverte première d'un "tout autre" moyen de connaissance et de la "réalité" supérieure de son "objet" connu, s'ajoute "l'impératif catégorique" de "trancher" vigoureusement entre ce monde de la "Vraie Lumière" et celui des falsificateurs éblouissements de nos mondes et de nos savoirs des terrestres générations et corruptions, de ce monde des ténèbres d'ici-bas -- très-bas ! À la double et tenace entreprise de restaurer dans l'Occident ténébreux les élucidations de l'Imagination Créatrice et d'établir fermement sur les fondations mêmes de la Foi les réalités spirituelles des corps et célestielles des "formes" de la Terre, Corbin logiquement lie avec la même "ténacité", l'exigence de ces vérités éternelles d'être défendues, d'être séparées "par l'épée" -- en une Grande Guerre Sainte (al-Jihad al-Akbar) -- des puissances ahrimaniennes de mort et de ténèbres.

Le symbole de ces vérités à défendre, de ces procédés de connaissance loin des vulgarités exotériques a toujours été le "Temple" spécialement dans la tradition abrahamique : "L'avènement du Nouveau Temple s'amplifiant aux dimensions d'une restauration cosmique".

Cette imago Templi n'est pas allégorique, mais tautégorique c'est-à-dire qu'elle est ce qu'elle annonce elle-même. Les "vérités" du monde angélique convoquent le croyant au combat de vérité. Le combat pour la défense des vérités et des réalités "contemplatives" est assimilé, dans le beau posthume (1980) du Maître : "Temple et Contemplation", à la défense, la reconquête, voire la reconstruction du "Temple".

Toute quête de la vraie lumière est conquête du "Temple". D'où chez le philosophe oriental la constante entreprise de susciter une "Chevalerie spirituelle" que signent chez lui non seulement des écrits et des recherches sur la Chevalerie zoroastrienne, essenienne, sabéenne, ismaéléenne et finalement "templière"... mais encore concrètement la constitution d'une milice chevaleresque "templière".

C'est cette entreprise qui vit le jour en 1974, grâce à l'ami de toujours, Robert de Chateaubriant, Chevalier de l'Ordre des frères hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, le plus vieil ordre chevaleresque de la Chrétienté, qui permit à Henry Corbin et à ses "frères" en conquêtes spirituelles de poser les premières pierres de ce qu'allait être "l'Université Saint-Jean de Jérusalem", dont j'eu l'insigne honneur d'être désigné par son président fondateur comme "vice-président" et ceci par-delà la dissolution volontaire de l'Université en 1981.

À vrai dire cette "milice" de vérité se préparait de longue date dans ces "Rencontres d'Eranos" situées dans un site paradisiaque de cèdres, d'ombrages odorants, d'eau bruissante, d'Île Verte, petit ilôt d'Orient émergeant des rives exotiques du Lac Majeur. Autour du Maître, en un cercle largement accueillant au "banquet" -- c'est ce que signifie un peu eranos -- des lumières orientales -- celles que proposaient le Roumain Eliade, les Israéliens G.Scholem et Sambursky, les Allemands R. Otto, E. Benz, les Suisses C.G. Jung, A. Portmann, les Américains J. Hillman, D.L Miller, les Japonais T. Isutzu, Ueda, l'Italien O. Tucci, les Anglais Kathleen Raine, et Herbert Read...

S'esquissait pendant les trente années de présence constante d'Henry Corbin, de 1949 à 1978, ce qui allait peu à peu devenir la militia "orientale" de la Chevalerie spirituelle.

Corbin m'introduisit au Cercle en 1964 et je fus pendant 25 ans fidéle à ces réunions, jusqu'à leur effondrement final en 1988... Il ne faut pas oublier, à l'arrière-plan de toutes ces activités, la haute figure de celle qui accompagna avec ferveur le destin du Maître : son épouse Mme Stella Corbin-Leenhardt à qui est dédiée la somme En Islam iranien ("Stallea consorti dicatum"). Dois-je, en mémoire du Maître, insister sur cet Eranos, qui certes n'était pas "de son temps" en son "inactualité" -- comme aurait dit Nietzsche -- mais fut son propre temps -- comme dit Corbin -- fut notre temps : "Eranos n'était possible qu'en un temps de détresse comme le nôtre" -- comme l'écrivait sa fondatrice Olga Fröbe-Kapteyn.

Et Corbin d'ajouter "En un temps où toute vérité authentique est menacée par les forces de l'impersonnel, où l'individu abdique son devoir de différer devant la collectivité anonyme, où pour celle-ci l'individualité même signifierait culpabilité, nous aurons été du moins l'organe d'un monde qui depuis la "descente des Fravartis sur Terre" n'a pas succombé aux forces démoniaques, et nous aurons contribué à la tradio lampadis, parce que ce monde impérissable aura été notre passion..." Renversement radical du monde de détresse au profit de l'appel secret et permanent qu'est cet "envers des ténèbres".

Mais cette impérissable passion, cette passion pour la lumière victoriale sera-t-elle mieux comprise maintenant que les Ténèbres du siècle ne font que s'épaissir ?

Faudra-t-il toujours écrire "et eam non comprehenderunt" en exergue du sombre siècle qui s'achève ?

L'envers des Ténèbres, la traditio lampadis demeure-t-elle à jamais comme cette petite lueur d'étoile au fond d'un gouffre obscur que figure si souvent mon ami le peintre Lime de Freitas Temple Intérieur, fragile étoile de neige dans le tohu-bohu des rochers ; Étoiles des Mages encore plus fragile, que Jean-Jacques Wunenburger fait figurer sur la couverture de son livre: Contemplation, silhouette sombre assise sur un noir rocher face au crépuscule d'orage, surplombant un lac de nuit bleue où scintillent déjà des étoiles et le croissant de lune...

Toujours cet envers des Ténèbres, cette eau sombre miroir du ciel où luit faiblement la petite étoile. Étoile, clef secrète de la Divine Comédie... Oui, "n'est-ce pas mieux ainsi ? "

Gilbert Durand


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