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Alain Lipietz : Comprendre, dit-il...

Francine Compte

Une vieille amie rencontrée hier me disait : "Il faut que j'aie Lipietz devant moi pour me dire : enfin je comprends quelque chose à ce qui se passe dans cette fichue société. Je ne suis pas idiote, mais aujourd'hui ce que disent les autres experts n'éclaire rien du tout."

Alain Lipietz, un gourou ? Peut-être y avait-il de ce sentiment dans la passion qui me saisit pour lui, dans son très jeune âge, aux lendemains de Mai 68 : un rêve nocturne me l'avait fait entrevoir comme le sauveur d'un peuple en péril ! J'en souris, mais un quart de siècle de complicité a précisé ce qu'il est vraiment : tellement mieux qu'un gourou, un homme simplement très conscient.

"Vivre, c'est transformer en conscience l'expérience la plus large possible." Cette belle phrase de Malraux qu'il m'a citée un jour pourrait être sa devise. Et je la complèterais par une autre, de Kant : "L'humanité, c'est la communicabilité." Alain, c'est bien cela, un très vivant, un très humain, conscient, et doué pour communiquer.

Si l'intelligence ne lui a pas été comptée, ce sont les douleurs du monde qui l'ont guidé dans les choix de sa vie, et ces choix mêmes qui l'ont orienté vers la compréhension du monde. Je m'explique : il aurait pu être bien différent, indifférent au monde. Enfant d'une bourgeoisie gâtée (mais attention, résistante et "de gauche"), il aurait pu être simplement brillant... et devenir ministre par exemple, ou grand commis de l'État. À quinze ans, il obtient un premier prix à un concours d'art oratoire... sur l'Europe et sur le tiers monde. Brillant, brillant dans tous les domaines...

Pour faire plaisir à son papa, à dix-huit ans il rentre second à Polytechnique, puis fait les Ponts et Chaussées. Cela ne l'empêche pas de faire le mur de l'École pour participer activement à Mai 68. Ni, marié à vingt ans, de passer ses vacances à travailler dans une ferme avec sa toute jeune femme. Mais tout cela peut-être n'eût pas résisté à la vie facile et dorée d'un jeune ingénieur de l'époque. Tant d'autres, des fervents de Mai 68, ont "viré leur cuti".

Les douleurs du monde lui sont apparues, toutes noires, toutes crues, intolérables, lorsqu'en guise de stage pour Polytechnique, il a travaillé quelques semaines dans les mines, partageant la vie des mineurs du Nord. Ce fut la première empreinte profonde. Celle qu'il ne renia jamais. Celle qui l'amena, plus encore que Mai 68, à s'engager en politique, à laisser les Ponts et Chaussées pour plonger sans filet dans l'économie. Comprendre, pour mieux agir. Pour changer l'état des choses existant.

Une formidable machine se mit en marche. Il trouva les maîtres qu'il lui fallait. Avec autant d'ouverture au nouveau que de fidélité. Ce fut Marx, Althusser, Mao, mais bientôt aussi René Dumont, Emmanuel Terray... Les apports si différents des uns et des autres, sont toujours passés au crible, mais jamais oubliés : transmués dans une vision toujours plus globale, plus profonde. Ses lectures, avides et variées, ne se cantonnent pas aux penseurs et économistes, il lit et relit tous les beaux textes littéraires. Sa passion pour la Phèdre de Racine ne l'a-t-elle pas conduit à rédiger, après une dizaine de livres d'économie, son premier ouvrage de réflexion littéraire, linguistique et psychanalytique, Phèdre, identification d'un crime ? Sa curiosité sans bornes ne le laisse jamais en repos.

L'expérience la plus large, ce sont aussi d'incessants et épuisants voyages en tant qu'économiste, géographe du développement inégal, écologiste. Jamais las de recueillir le point de vue de ceux qui vivent d'autres expériences, il écoute les femmes surtout : "En quelques minutes, elles en disent plus que tous les discours des hommes, elles vont à l'essentiel." Et, tout sensible qu'il soit à ce que peuvent lui révéler la douleur, l'expérience, la sagesse ou la folie des femmes, il ne fait pas l'économie de longs colloques et débats, de confrontations avec des partenaires ou des publics très différents.

Malgré un goût certain pour la polémique, malgré une passion de convaincre et une assurance certaine d'avoir raison (à juste titre le plus souvent), il sait écouter et tenir compte des autres. Il le sait si bien que sa pensée évolue, s'affine. Une certaine tendance de jeunesse au dogmatisme a été balayée par son sens critique et son attention aux réalités.

Même son engagement aux côtés du prolétariat, jamais renié, ne l'empêche pas, sous la poussée de la pensée féministe et devant l'évolution de la société, de remettre en cause le sacro-saint marxisme : il n'y a pas qu'une seule contradiction qui régisse le monde, cette fameuse contradiction principale entre classe ouvrière et patronat. D'autres luttes d'émancipation qui ne lui sont pas du tout réductibles ne sont pas "secondaires", mais tout aussi principales, celle des femmes en tout premier lieu. Et d'ailleurs, dans l'émiettement actuel, devant la réalité nouvelle qu'est l'exclusion, qu'est devenue l'entité "classe ouvrière" ? Dans les années 70, à travers l'analyse des transformations de la société productiviste fordienne, d'autres réalités émergent à la conscience.

Dès lors, ce qu'il a toujours pratiqué, le combat pour "le cadre de vie" ou pour "la sécurité dans le travail", va prendre une autre dimension. Si, aux présidentielles de 1974, il opte pour une candidature Piaget et hésite à voter Dumont, si en 1981, il hésite encore entre les candidatures écolo (Wæchter) et rouge-contestataire (Juquin), le grand saut va être fait du passé vers le futur : il entre aux Verts en 1988 (mais il avait déjà conduit une liste écologiste, en 1986, en Seine Saint-Denis). Il se passionne pour l'oeuvre de Dumont, pour le parcours de Rabhi. Il revoit toute son expérience à travers des paramètres nouveaux.

L'écologie va devenir sa passion. Son métier d'économiste en est réorienté, il se redouble d'un souci constant pour l'avenir de la planète, l'avenir des générations futures. Pour lui, l'écologie ne se réduira jamais à l'environnement, elle recouvre les relations de l'homme à la planète, mais aussi les relations des hommes entre eux. L'écologie ne peut être que solidaire et globale, radicale. Il travaille patiemment à orienter dans ce sens le combat des Verts.

Une vaste culture n'est rien, même alliée à une grande sensibilité : science sans conscience... Qu'est-ce qui fait que toutes ces "expériences" accumulées sont transformées en "conscience" ? Comment s'opère cette transmutation, et pourquoi chez lui s'opère-t-elle si bien ?

J'ai parlé des "douleurs du monde". D'autres savent les rencontrer, les éprouver, lutter pas à pas, dans le quotidien. C'est un premier degré de "communication" avec l'autre, de partage. Pour un Alain Lipietz, la rencontre des douleurs du monde conduit à "proférer" quelque chose à leur sujet. Communiquer. Il faut chercher ce qui peut être une issue, indiquer ce qui doit être tenté pour s'en sortir. S'en sortir tous ensemble. Et que pas un ne soit perdu. Ni des exclus d'aujourd'hui, ni des générations à venir.

Et quand le découragement se fait si lourd qu'on n'en peut plus, le présent si pesant qu'il n'apparaît pas d'issues, du moins personne pour diriger nos sociétés vers ces issues qu'il entrevoit.... alors c'est dur. Mais, reprenant la conclusion bouleversante de "Vol au-dessus d'un nid de coucou", nous nous regardons longuement : "Au moins nous aurons essayé..."

Et comme nous savons que beaucoup d'autres essaient de par le monde, l'espoir n'est jamais loin.

Francine Compte


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