André Verdet (suite) 
 Une fois je lui ai carrément dit : "Écoutez, 
Glas par
exemple, c'est illisible, mais parfois il y a des phrases comme des
poèmes qui éclairent. Et peu à peu, je 
commence à
découvrir un petit chemin vers la connaissance de votre 
oeuvre", cela
lui a fait très plaisir, et comme par miracle, mot 
qu'employait souvent
Prévert, un jour - ou plutôt une nuit - j'ai 
écrit sur le
ciel et sur l'astronomie, pas encore sur l'astrophysique, des 
phrases qui
m'étaient comme soufflées, je vous livre tout 
là, je me
mets à nu.
 
J'ai téléphoné à Delache : "Est-ce que 
je peux
venir vous voir, pour vous apporter quelques écrits ? - Avec 
plaisir".
Et après les avoir lus, il me dit : "Mais enfin ! Vous avez des
connaissances, vous avez fait des études de 
mathématiques et de
physique ?", je réponds : "Non, pas du tout, j'étais 
nul, dernier
de la classe !" Et Delache m'a demandé comment j'en 
étais
arrivé-là, et je lui ai raconté que 
c'était
grâce au livre de Rilke Lettres à un jeune 
poète,
etc. 
 
Et il me dit : "c'est l'intuition poétique". Il a rectifié
certaines choses qui ne sortaient pas de la science mais qui 
étaient mal
exprimées, afin que je puisse être 
agréé par les
chercheurs eux-mêmes, en me disant que l'on pourrait me 
retorquer ceci ou
cela. 
 
Puis, il a fait la préface du livre (Le Ciel et son
fantôme, poèmes, préface de Philippe 
Delache,
éd. Galilée, Paris, 1975), je ne vais pas vous dire ce 
qu'il y
dit, parce que c'est tellement incroyable, mais il a écrit 
noir sur
blanc que j'étais en avance sur son savoir 
d'astrophysicien. 
 
Aujourd'hui je continue à m'abstraire de moi-même, 
à
méditer certaines choses difficiles, c'est une très 
bonne
méthode. Évidemment, maintenant, en amplifiant 
mon
écriture et ma pensée, je peux ouvrir un livre 
d'astrophysique ou
un article scientifique assez poussé et le saisir, 
excepté
l'algèbre, alors qu'avant je ne le pouvais. 
 
Cependant, il ne faut pas que je m'en imprègne trop, sinon 
à ce
moment-là ce que j'écrirais serait sans doute vrai 
du point de
vue purement scientifique, mais ce ne serait plus du Verdet, il n'y 
aurait
peut-être pas cette aventure... 
 
Cette tendresse même! Oui, c'est vrai ce que tu 
dis, parce que
j'ai cette tendresse, c'est le mot. Après cette année 
de doute,
j'ai retrouvé les étoiles de mon enfance avec Oncle 
Joseph, et
celles des nuits de contemplation à Buchenwald. 
 
Et elles sont revenues à ma mémoire, les 
étoiles sont mes
complices, je crois absolument qu'en pensant beaucoup à 
elles, elles
m'aident. 
 
Il ne faut pas prendre cela comme une chose abstraite mais 
réelle. Les
étoiles et le Soleil m'ont livré beaucoup de leurs 
secrets. 
 
Mais il est dit que les étoiles sont exclusives et 
jalouses de leurs
secrets. Non, je ne pense pas. Que n'ont-elles enduré 
pour
attendre l'homme, pour faire autre chose que des rampants 
attardés, pour
leur apprendre à vivre les affres de l'espoir. 
 
Car les étoiles sont toujours dans l'attente. Qu'en pensez-
vous
Étienne, vous qui nous rejoignez, par rapport à la 
science ? 
 
Étienne / Je crois que les grands scientifiques 
procèdent de
la même manière, ils méditent sur les 
questions, sinon on
ne peut pas les comprendre. Et c'est pour cela que le dire est le
même. Tatiana / Mais cela, ils le 
cachent. Ah oui !
C'est vrai que beaucoup de scientifiques le cachent. Voyez comme 
c'est
étrange, pour en revenir aux scientifiques, comme leurs 
positions
d'apparence très nette peuvent être diverses ou 
contradictoires. 
 
Prenons deux hommes dont jusqu'ici nous avons beaucoup 
parlé :
Jean-Claude Pecker le positif, rationnel rationaliste, et Philippe 
Delache qui
est un rêveur, poète au plus profond de lui-
même, tendre et
secret. 
 
Or Pecker le positif croit en l'éternité de la 
création -
mais oui, ma chérie - et cette éternité de la
création, c'est Dieu, pourtant il ne croit pas en Dieu. Il n'y a 
ni
commencement, ni fin, c'est pourtant une position 
déïste. 
 
Delache, chrétien, homme très pur dans sa croyance, 
lui, croit au
big -bang. Quand on pense que celui qui a explicité dans sa 
quasi
totalité le big-bang, était un chrétien belge,
l'abbé Lemaître. 
 
Cela a du être un fantastique déchirement que 
d'avancer que le
monde est né du big-bang, parce que cela était une 
apparente
contradiction. Mais il en était persuadé, et il l'a
explicité. 
 
Donc, Delache le chrétien, croit au jaillissement du monde, 
dans un
instant donné, avec une particule qui s'anime, une particule 
qui a une
charge électrique fantastique, et qui prend feu, 
s'embrase. 
 
T/ Donc, dans ce sens-là, il n'y avait pas rien, s'il y avait
déjà quelque chose. Oui, mais comment 
expliquer cette
particule ? Nous ne finirons pas de spéculer sur le 
commencement et la
fin. C'est la grande question, à laquelle je réponds 
parfois: "Et
nous ne savons pas quand, et d'où pourrait partir le coup". 
 
T/ Mais du pied de Nijinsky voyons (rire)! Je dis 
Einstein! Ein Stein
(Ein Stein: une pierre, en allemand), une pierre, deux coups 
(rire). 
 
T/ Cela ellipse et ricoche. 
Cela ricoche, oui ! J'ai écrit dans mon dernier livre Bref 
et dans le
désorde que les équations d'Einstein contenaient 
dans leur
étendue et dans leur prolongement la théorie des 
trous noirs, et
d'une certaine force gravitationnelle qui semblait pourtant lui 
avoir
échappée. 
 
Or, pas du tout et c'est justement cela qui est extraordinaire, c'est 
que les
écrits, la pensée, et les équations d'Einstein 
vont bien
au-delà de lui-même. 
 
T/ C'est pour cela qu'il a eu peur ? 
Et c'est pour cela qu'il a eu peur ! Car il a senti que le piège 
et le
danger étaient là. 
 
T/ De se retrouver lui-même ou un trou noir dans sa 
connaissance
(rire) ? Trouver, quoi ? Évidemment, on le sait. Peur 
de se
retrouver en face de cet autre lui-même - et je dirais - qui 
ne lui
était peut-être pas très sympatique. 
 
Donc, cela l'a dépassé, étant au-delà 
de
lui-même, il a eu peur, il n'a pas voulu se reconnaître, 
et il a
préféré ignorer. 
 
E/ E=mc2 vous fait formellement quelque chose 
? Ah oui !
C'est une formule qui est tout ce qu'il y a de plus scientifique mais 
pour moi,
elle est magique. J'ignore ce qu'Einstein en penserait s'il 
m'entendait,
peut-être en serait-il heureux ? J'ai appris sur lui beaucoup 
de choses
qui sont heureuses et jolies. 
 
Lorsque Vava Chagall était enfant, Einstein venait chez ses 
parents
à Berlin. Il était très poète dans son
comportement, il s'amenait avec un parapluie et un violon, il 
raclait du
violon. 
 
Parfois il n'avait pas mis de chaussettes, ce qui faisait qu'il 
était
pieds nus dans ses souliers (sourire). Quand il repartait, il se 
trompait
toujours, il prenait l'arrêt de bus d'arrivée pour celui 
du
départ, ce qui faisait qu'il allait à l'opposé 
de sa
destination. 
 
Alors, Vava Chagall l'accompagnait jusqu'à la station. 
C'était un
sacré bonhomme. Alors, oui, E=mc2 me donne 
beaucoup
d'émotion, c'est pour cela que j'ai tenté de le
décortiquer. Il est nécessaire d'avoir des 
poètes ! 
 
E=mc2 est, pour moi, sans doute un des plus grands 
poèmes, un
des plus beaux tableaux, une des plus belles pensées. Une 
chose
construite non pas définitivement, mais qui peut appeler 
à
d'autres études, à d'autres appréciations et 
cela à
l'infini. 
 
Nous ne nous sommes sans doute pas encore aperçus 
combien ce
E=mc2 est grandiose, parce qu'il nous inclut toujours, 
même
dans les gestes les plus quotidiens... 
 
Justement, quand cette fameuse théorie unifiée de 
l'univers, je
ne sais pas si on la trouvera un jour, se mettra en accord avec 
cette
équation, alors là, bravo ! Nous aurons trouvé 
la grande
connaissance, le grand savoir ainsi que ce qui est demeuré 
fictif, la
pensée, l'image ou le nombre d'or. 
 
En ce qui concerne les trous noirs, pour moi, ce n'est pas une force
additionnelle, mais soustractionnelle. Je dis bien force, parce qu'il 
la tire
de la soustraction des choses et dans l'implosion en soi, c'est une 
descente
vertigineuse, sans fin ! Qu'en pensez-vous ? 
 
E / Ça, c'est vu de l'extérieur. On ne 
peut pas
voir de l'intérieur, comment voir de l'intérieur ? 
 
E / Si ce n'est en la singularité centrale, les lois 
physiques ne
sont pas modifiées à l'intérieur d'un trou 
noir, certains
ont même avancé que l'Univers dans son ensemble 
pourrait aussi
être vu comme un trou noir. Tout dépend de la 
conception
que vous avez de l'Univers. Pour moi, l'Univers est, pour le moment, 
une force
expansionnelle. 
 
Effectivement, si on se met à songer qu'un jour, cette force
expansionnelle pourrait devenir rétractionnelle, c'est-
à-dire se
replier sur elle-même pour retourner à son point de
départ... 
 
T/ La Kabbale dit : "Le Saint - béni soit-il - quand Il a 
voulu se
manifester, s'est manifesté dans un point. Le Saint - 
béni
soit-il - quand Il a voulu cesser la manifestation est 
retourné vers le
point". J'ignorais cela totalement. Qu'en pensez-vous (rire) 
? 
 
E / Qu'entendez-vous par force rétractionnelle 
? Au lieu de
s'expanser, l'Univers va se rétracter, et les 
éléments se
simplifieront de plus en plus pour retrouver leur principe 
originel. 
 
Je ne vois pas le trou noir comme un tout, mais cette 
hypothèse est
assez singulière et pleine d'intérêt, il 
faudrait que j'y
songe vraiment. J'aurais voulu vous montrer le livre Le Ciel et 
son
Fantôme, je pensais l'avoir amené - mais 
j'écris
tant de choses qui ensuite m'échappent, que ce n'est que 
plus tard que
je les retrouve en me disant : "Bon Dieu! C'est vrai, je n'y avais pas
pensé!"- ce livre est important, parce que j'y définis 
une
théorie des trous noirs. 
 
E / Cela m'intéresse ! Delache 
l'astrophysicien, l'a lu
et m'a dit qu'on ne pouvait me reprocher quoi que ce soit du point de 
vue
scientifique. 
 
Il faut que je vous l'envoie rapidement, parce que les trous noirs, 
cela me
hante ! Delache, Pecker et moi, avions entrepris de faire un livre 
ensemble qui
aurait eu pour titre À mots rompus dans le ciel. 
 
Et justement, nous avions commencé à écrire 
sur les trous
noirs. Vous savez que les trous noirs divisent entre eux beaucoup 
de savants de
même obédience. Les avis ont peut-être le 
même
dénominateur commun, mais diffèrent. Donc ce qui 
est singulier,
c'est que c'est une chute en soi. 
 
T/ D'après ce que l'on m'a dit le "trou noir" n'est ni un 
trou, ni
noir. Alors, comment l'appeler ? Pourquoi on appelle cela un 
trou noir ?
Parce que cela absorbe la lumière. 
 
E / Aucune lumière n'en sort. Ceci dit, on a 
récemment
découvert que les trous noirs n'étaient pas 
éternels et
qu'ils pouvaient s'évaporer. Écoutez, 
j'ai
écrit une chose idiote : "Un trou noir peut se retrouver un 
trou
blanc". 
 
E / C'est un concept qui existe aussi dans la physique le trou 
blanc, tout
en sort. Je ne le savais pas. Vous me l'apprenez 
à
l'instant même, parole d'honneur ! 
 
T/ Et quand un trou blanc rencontre un trou noir, c'est là 
que la
physique finit ? Non, je ne pense pas que ça fasse un 
trou
gris. 
 
T/ Peut-être de la matière grise ou 
matière de
pensée (rire)... C'est marrant, j'allais dire ce n'est 
pas pour
rien que l'on dit la matière grise. Pour revenir à
l'étoile, parce que cela me hante, ce cheminement 
calligraphique,
l'étoile écrit et s'inscrit dans le ciel... 
 
T/ L'étoile écrit, s'inscrit et crie ! Je ne 
crois pas,
je n'ai jamais senti le cri des étoiles ... 
 
E / Je le sens aussi ainsi, la lumière crie 
! Vous
savez que dans les étoiles, que dans notre Soleil, il y a ce 
que
j'appellerais les chambres obscures, et que dans le Soleil, il y a
d'énormes différences de températures... 
 
T/ Le coeur du Soleil est froid. La lumière 
souffre beaucoup
pour s'extraire du coeur du Soleil. La lumière est une 
souffrance qui
devient joie. 
 
T/ Comme la connaissance ? (Long silence 
mistralé). Sans
doute... Je disais que la lumière est l'extase de la 
matière,
c'est la félicité de la matière. 
 
La lumière est un grand bonheur mérité, je 
ne parle pas de
bonheur pour les hommes, bien que sans doute nous en 
profitions. 
 
T/ Cela me rappelle, au sujet de la lumière comme 
extase de la
matière, l'Hymne à la matière 
du
prophète Élie : "Bénie sois-tu, puissante 
matière,
évolution irrésistible, réalité 
toujours naissante,
toi qui, faisant éclater à tout moment nos cadres, 
nous obliges
à poursuivre toujours plus loin la vérité." (in
Teilhard de Chardin et le mystère de la Terre, Jean 
Onimus,
 aux Éditions Albin Michel, Paris, 1991, p.145) Et pour le 
peintre,
la matérialité de la matière est 
essentielle... Le
gris est une couleur extraordinaire, ce mélange du noir et 
du blanc dans
lequel peuvent éclore tant de couleurs. Le blanc sort du noir 
et les
couleurs sortent du blanc, c'est la théorie du dedans et du 
dehors. 
 
C'est pour cela que Braque, Picasso et parfois Léger, 
accordaient une
importance primordiale au gris. Un gris magnifiquement 
traité et
réalisé, si vous le regardez bien, est un 
foisonnement, non pas
de couleurs, mais de teintes, selon la dose du blanc et du noir. 
 
Et si vous mettez un gris au soleil, c'est extraordinaire. Le blanc 
nous
aveugle dans sa franchise totale de lumière, le gris ne nous 
aveugle
pas, il enchante notre regard et j'en parle en tant que peintre, et en 
tant que
l'homme qui a écrit L'Euphorie de la couleur. 
(L'Euphorie de
la couleur, illustrations de Paul Jenkins, éd. Imago 
Terra, Paris,
1988)  
 
T/ C'est aussi l'ombre, l'ombre lumineuse. Je l'ai compris par 
Saint Jean de
la Croix qui parlait de "la nuit obscure et du soleil de 
minuit". Oui,
tu as raison, l'ombre lumineuse. Écoutez, c'est 
extraordinaire j'ouvre
un livre - Détours (Détours, éd.
Galilée, Paris, 1991. p.15) - que j'ai commis, je vous dirai 
simplement
ceci : 
 
"Si l'on pousse le noir à bout il nous 
révèlera des
choses et tant  qui ne nous feront pas frémir mais
raviront"
  
Ça tombe pile quand vous me posez sur le noir : 
 
"Héroïsme du noir il a pris à son 
compte les
tragédies et catastrophes tous les deuils mais 
suscite de superbes
requiems 
 
du funèbre apparat il fait un spectacle qui 
réajuste sur
même plan d'horizon pensées bonnes ou 
pensées
mauvaises d'un ayant été comme d'un autre 
qui est encore 
 
et parfois où et selon rites et traditions croyances 
et
religions le blanc son plus heureux alter ego le remplace 
 en
même lieux et jeux de douleurs et de drames  
 
or le blanc et le noir jouent à qui plus malin des 
deux fera rire
ou pleurer l'autre ou soudain le vêtir d'une couleur
singulière sur ce métrage de 
vie inégal et bord
à bord entre naissance et mort 
 
un jeu dont ils ne sont dupes ni l'un ni l'autre le blanc noir le 
noir
blanc" 
 
Sous formes enjouées un tantinet dérisives, 
 à propos
du noir et du blanc, je vous en lis un encore : 
 
" Le trait noir de Henri Matisse a frayé au 
regard un sillon
où poursuivre par delà les limites de la 
feuille de
papier et fait s'irradier l'espace circonscrit en un blanc
d'in-fini contrepoint à rebours des origines du noir 
" 
 
T/ Pour revenir au gris, le gris serait-il l'entre-deux, la 
matière
de la pensée, le seul lieu de la manifestation ? Ah 
oui ! Tu veux
dire que le gris est intermédiaire. 
 
T/ Oui, entre-deux comme la conscience. La conscience, 
je ne sais
pas. 
 
E / Dans ces poèmes, même le dernier "blanc et 
noir", il y a
une espèce de réversibilité
temporelle... Oui, c'est ça et je l'ai pris sur le 
mode
dérisif. Et pourquoi pas ! Vous savez que l'humour quelques 
fois est
constructif. 
 
E / Le gris serait le croisement des deux temps. Donc le 
présent est
vraiment le temps de la manifestation. Oui. 
Suite
 
                  |