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Accueil > Revue Intemporelle > No7 - Bonnes nouvelles pour des temps difficiles

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Jean Baudrillard (suite)

Est-ce de la lucidité ou de l'indifférence que de dire : "ce jeu ne m'intéresse plus, il n'y a plus de règles et par conséquent je n'y joue plus" ?
Être un modèle de référence est un piège. Si tu en deviens un, à ce moment-là, il vaut mieux justement tout casser... Il est vrai aussi que ce que tu dis n'est pas un discours de vérité et donc les autres en font ce qu'ils veulent.

Quant à donner des règles d'action, je ne crois pas qu'il y ait de règles d'action qui puissent se déduire d'une pensée, aussi lucide soit-elle. Les règles d'action ne se fabriquent pas dans l'usine de la pensée.

Elles se produisent aux confluents d'une multitude de modèles, d'intrigues, de stratégies, d'idéologies... Individuellement, tu n'as pas de prise, tu as une déprise, une emprise négative.

Tu ne peux pas dire : "Voilà, ceci devrait être !" Il n'y a pas de devoir agir, il n'y a pas de devoir être. Mais tu peux offrir un modèle de "réactions" où, dans le passage de sujet à objet, on ne joue plus, on est joué...
Oui, c'est bien cela qui a lieu, comme ça l'a été pour bien d'autres cultures que la nôtre. Mais on ne peut y faire allusion sans péril, ni suggérer une inversion ou une réversion totale de notre perspective. On ne peut que se contenter de l'offrir en modèle.

En te voyant, je constate que ceux qui te lisent ne peuvent pas percevoir, c'est qu'il est possible d'être à la fois lucide et épanoui...
Oui, cela existe mais il n'y a rien à en dire. Je fais ce que je fais et je ne dis pas que c'est parce que je crois en quelque chose. Je ne crois en rien.

Mais, quelque part, c'est parce que je veux ou que je ne veux pas quelque chose. Et si je le fais, c'est sûr qu'il y a quand même une forme d'énergie ou de volonté, sinon je ne ferais rien du tout.

Mais celle-là n'est pas théorisable en tant que telle, ni généralisable. Ce n'est pas un impératif catégorique, ni moral, ni rien. C'est vrai que la lucidité peut être considérée comme une valeur intellectuelle.

C'est vraiment une valeur réflexive, mais dans ce sens- là secondaire. Il n'y a pas de problème, cela fait vivre. Je crois que ce qui faisait le système de réactions en chaîne philosophique - c'est-à-dire qu'une conscience pense quelque chose, analyse une situation et qu'ensuite d'autres la prolongent, l'acceptent, y croient, produisant ainsi une volonté collective - a été brisé, n'existe plus.

Cette possibilité de généralisation dialectique d'une pensée, d'un système de valeur, etc., a implosé. Nous sommes dans une situation, où penser radicalement veut dire être dans un autre espace, une sorte d'hyper-espace. On peut flairer, pressentir, mais de cela ne va plus découler aucune règle...

Alors, par exemple, dans l'hyper-espace... ?
Le terme bonne nouvelle m'embête, et il ne marche pas pour ça, parce que "bonne nouvelle" c'est euphorique...

Je suis ravie que le thème te fasse réagir, parce qu'il est fait pour ça.
Ça oui !

Euphorie ne veut pas nécessairement dire surexcitation. Lucidité ne signifie pas nécessairement dépression, sinon c'est entrer dans un état de "tout va mal" complètement nihiliste.
Mais je ne suis pas non plus là-dedans. Lorsque toi, tu dis tout cela, tu es enthousiaste et c'est ton énergie propre. Tu ne peux pas dire que tu puises cela dans l'air du temps.

Tu dois admettre que ton enthousiasme à toi est parfaitement original, singulier, exceptionnel, dans un sens c'est une valeur. Si tout le monde était enthousiaste dans un monde euphorique, je crèverais.

D'ailleurs d'une certaine façon notre monde est aussi euphorique. C'est l'euphorie de la performance, de l'action, etc. C'est même comme ça qu'il nous rend dépressifs, qu'il induit son contraire...

Si par euphorique, tu veux dire "bien-être" d'accord. Mais, est-ce que tu acceptes qu'on puisse être enthousiaste et lucide ?
Oui, mais qu'est-ce que ça veut dire enthousiaste ? Enthousiaste de quoi ? Il n'y a pas d'objet à ton enthousiasme. Sinon le fait de la lucidité elle-même, de savoir ce qui se passe, où tu en es, etc.

Disons l'enthousiasme d'être vivant dans la vie.
Tu veux me faire dire : "Oui, je serai toujours bouleversé par un désert américain, par un opéra de Monteverdi...". Mais lorsque tu dis ça, cela devient ridicule, parce que c'est faire la panoplie de tes jouissances...

Mais, c'est toi qui le dit...
Bien sûr que je pourrais toujours le dire, je n'ai pas de problèmes, je ne vais pas nier ces choses-là. Mais là, il est question de savoir s'il existe un mode, une modalité sur laquelle puisse fonctionner en quelque sorte un mythe collectif.

Quelque chose qui ne soit ni de type esthétique, ni subjectif, etc. En jouant sur les mots, effectivement, il n'y a aucune cause qui m'intéresse. Par contre, en ce qui concerne tous les effets possibles, même les plus pervers, alors là je suis enthousiaste.

La lucidité consiste à voir qu'il n'y a plus de causes, plus de causalité, il n'y a que des effets. Il n'y a plus aucune cause, dans le sens idéologique non plus, pour laquelle aujourd'hui je partirais, en terme de se vouer à quelque chose, avoir un objectif, une détermination.

Non ! La lucidité est fondée sur ce lieu vide, sur l'indétermination. Quelque part, je ne suis pas dans cet univers-là, et cela me donne, à la fois - à moi ou à d'autres - la possibilité de reprendre mes billes, de revoir les règles du jeu, etc.

Ce point de vue individuel pourrait peut-être servir de modèle ?
Idéalement pourquoi pas ? Je veux bien.

Voilà une bonne nouvelle !
Ne te fais pas plus d'illusions que je ne m'en fais. Concrètement qu'est-ce que tu vois dans cet ordre-là ? Je vois moi dans cet état de chose - que tu ne peux sauver en terme de critères traditionnels - une ironie fantastique, une situation incroyable, au sens propre.

C'est-à-dire qu'on ne peut plus y croire, qu'elle n'est pas crédible. Cela dépasse l'imagination. Alors évidemment, cela devient une espèce de surréalisme intellectuel qui fait voir ce monde comme ahurissant dans sa vulgarité la plus ordinaire, dans sa banalité totale.

Il est ahurissant, parce qu'on se demande comment cela est possible et jusqu'où ça va pouvoir aller. Et cela éveille une curiosité intense et c'est un objet de pensée, c'est vrai.

C'est presque un objet d'émerveillement, mais d'émerveillement ironique. Dans ce monde-là, même le pire est merveilleux, y compris toutes les saloperies qui s'y passent...

On se dit toujours : comment cela peut-il prendre un tel cours ? Comment cela peut-il avoir lieu ? Et en même temps, rien n'a lieu. Cela reste un mystère.

Je veux bien que le mystère soit lié à l'enthousiasme, ou l'enthousiasme au mystère. Ce n'est pas une révélation, ni un enthousiasme où il y aurait une révélation, comme le mystère d'Eleusis ou je ne sais quelle autre incarnation.

Là, c'est un mystère d'un autre ordre, celui du contresens de ce monde et de son anomalie totale. Je dois dire qu'intellectuellement, c'est une sorte de ressource inépuisable, parce qu'elle est insoluble.

La révélation peut être aussi la prise de conscience, de se dire que le monde n'est que le reflet de ce que nous sommes, que tout est relié, et que pour le meilleur comme pour le pire, nous sommes coresponsables.
Là, je ne marche plus ! Tu veux absolument retrouver une responsabilité et sauver la mise. C'est trop beau, trop facile, même si cela a l'air difficile : "Je prends sur moi", etc.

Effectivement, on peut reprocher à l'autre point de vue - qui est peut-être le mien - l'irresponsabilité. Tant pis, je ne le prends pas en compte ! Revenons à cette donne.

J'en parlais récemment, au sujet de Berlusconi, en disant : finalement, une des possibilités, une des perspectives, ni heureuse, ni malheureuse mais plutôt éclairée, est de dire que les choses sont ce qu'elles sont, ni plus, ni moins.

Si Berlusconi est au pouvoir, c'est que tout le système veut aujourd'hui que cet homme-là y soit. Il faut partir du fait qu'il est là, et non chercher à dire : "Il ne devrait pas y être et je devrais m'engager contre", etc.

Responsabilité peut signifier autre chose que culpabilité et contrainte.
C'est la question de confiance : Est-ce qu'il y a un fondement sur lequel, en tout état de cause, tu peux t'appuyer en tant que sujet pour analyser le monde, dans une perspective meilleure? Toi, tu dis: "Cela pourrait être meilleur et devrait pouvoir s'arranger, d'une façon ou d'une autre". Je ne suis pas pessimiste, mais le "ça devrait pouvoir s'arranger" m'est complètement étranger. Au fond, cela m'est égal que les choses s'arrangent ou pas. Il y a peut-être là une forme de nihilisme. Mais cela est personnel et subjectif, c'est ma névrose personnelle, et elle existe. Par contre, au niveau de l'analyse, la même mise en jeu veut dire que je ne me considère plus comme sujet.

C'est-à-dire, il est vrai que quelque part, si je fais l'analyse lucide de quelque chose, c'est parce que je ne suis plus sujet, que je ne fais plus entrer tous les espoirs, toutes les croyances, etc., que j'ai par ailleurs, comme tout le monde.

Alors tu te retires?
Ce n'est pas que je me retire, je disparais. Ce n'est pas la même chose, je ne retire pas mon épingle du jeu, je ventile. Je deviens en quelque sorte objet.

J'essaye de rentrer là-dedans comme dans un cycle de choses qui tournent, mais sans position de sujet, j'essaye de devenir objet, d'être chose parmi les choses. À ce moment-là, chose parmi les choses, tu peux essayer de dire ce qu'elle est.

Donc, évidemment il est difficile d'extraire de cette solidarité, qui n'est ni idéologique, ni politique, une action, un comportement conscient ou officiel. C'est comme cela que la pensée fonctionne.

Tu ne vas peut-être pas être d'accord avec moi, mais ce que tu dis, rejoint la métaphysique de tous les grands mystiques. D'Ibn El Arabi, à Khrisnamurti, en passant par Jésus.
Tant mieux ! Mais que veux-tu que je te dise (rires) ? C'est bien possible, pourquoi pas ? Mais ça m'est égal que cela rejoigne, par exemple, les philosophies orientales ou quoi que ce soit. Je les connais un peu mais pas assez.

En tous cas, même s'il est vrai qu'il y ait un rapport, je ne peux pas le prendre en compte, pour moi ce n'est pas une référence. Parce que ce que je voudrais obtenir, c'est le même diagramme d'interprétation dans ce monde-ci.

Une autre culture, je ne la connais pas. Je n'aurai jamais la vérité sur une culture orientale ou sur une société primitive. La seule culture à laquelle je puisse éventuellement m'affronter, pour au moins déblayer un certain nombre de choses, c'est celle-ci.

Je veux le faire ici et pour cela je suis forcé de me couper, même des pensées qui disent la même chose, c'est bien possible, mais je ne dois pas en tenir compte. Y a-t-il une bonne nouvelle quelque part ? Bien sûr qu'elle a existé, sans doute a-t-elle toujours existé.

Sans doute est-elle même indestructible. Mais cela reste à l'état d'hypothèse. Je ne le factualise pas. Je ne dis pas : "Il y a un fond indestructible essayons de le retrouver".

Non ! en même temps, il est perdu, et tu dois l'accepter comme perdu dans ton propre contexte. Ce n'est pas pessimiste du tout, ni dépressif. Mais cela n'est pas non plus spontanément euphorique.

Il y a quand même de toutes petites difficultés... Et il s'est passé, dans cette culture occidentale, dominante, une forme de mutation qui tend à faire échec à toute cette pensée-là, à rendre irréversible un mode de comportement de dé-réalisation des choses, auquel nous avons à faire - évidemment nous l'exportons, et à présent cela vaut pour tout le monde.

Il n'y a plus de fond, de fond de patrimoine anthropologique d'une pensée, d'une sagesse, d'un temps cyclique. Tout cela a véritablement été mis à sac.

Oui, mais ce sentiment d'être allé au bout de tellement de choses, d'être parvenu au bout du temps, c'est vraiment une situation nouvelle qui procure un sentiment de liberté.
Justement cette limite-là est originale. Et c'est là où j'opère.

Nous sommes d'accord pour dire que parallèlement, il y a des organismes très sains qui émergent. Des jeunes gens qui n'ont pas plus de vingt ans et qui, malgré le constat de l'état des lieux, sont là dans la vie, vivants, agissants, ni amers, ni morbides. Ils ont compris l'interdépendance du tout, ils savent qu'une chose ne va pas sans son contraire. Pour eux, il y a aussi de bonnes et de mauvaises nouvelles. Pour eux, fort heureusement, tout reste à faire. L'espoir est là ! D'ailleurs, j'ai constaté qu'il suffit que les gens soient amoureux, pour que tout devienne beau et gai...
Ah oui ! Cela peut même arriver aux vieux (rires).

Donc, ça peut arriver à tout le monde. L'amour aussi est là, n'en déplaise à ceux qui ne veulent pas en parler. L'amour est une donnée en positif, pas en négatif. Je dis que d'un côté ça va mal, et que de l'autre ça va bien. C'est et ceci et cela. Oui et non.
C'est exactement le discours que tient Balladur en ce moment - enfin, je ne veux pas faire l'analogie : "Voyez la France est un beau pays qui fonctionne relativement bien. Qu'est- ce que c'est que ce ressentiment collectif ?" Curieusement tout fonctionne relativement bien, mais les gens, même les jeunes, quoi que tu en dises, n'ont pas vraiment l'air tellement enthousiastes.

Ils ont quand même du mal à s'y retrouver, à faire la preuve qu'ils existent, et cela n'est pas facile. Ils ne sont pas du tout dans la même situation où nous étions.

Ils n'ont plus exactement les mêmes possibilités de rupture parce que d'une certaine façon, l'ensemble est mou. Et les jeunes comme les vieux sont un peu phagocytés.

Effectivement, tu peux tabler sur l'énergie luminale des jeunes... Tu te fais une mystique de l'amour, c'est bien, mais si tu vois les choses collectivement, cela ne fonctionne pas ainsi, tu comprends ?

Ils ne vont pas mal parce qu'ils manquent de tout, comme en situation de pénurie ou de faim. Parce qu'avant, une multitude de gens allaient beaucoup plus mal qu'aujourd'hui, et ils avaient des raisons objectives à cela.

Maintenant, paradoxalement les gens vont mal alors que les conditions objectives sont relativement moins pires qu'avant. Pourtant, ils vont effectivement mal.

Donc, cela prouve que cette recherche du bonheur, du bien- être, de la démocratie est une impasse. Nous sommes en train de frôler la limite de ces choses-là.

C'est intéressant, parce que le fait que les gens aillent mal n'est pas un constat définitif, ça ne veut rien dire en soi. Il n'y a pas à faire de bilan du bonheur ou du malheur.

La question est : est-ce qu'un système est en train de s'engorger, de se détruire lui-même, etc, entraînant tout le monde dans son orbite? Il faut bien voir que nous sommes les jouets d'une chose dont nous avons perdu le contrôle.

Avant, les valeurs d'espoir étaient toujours fondées sur les conditions objectives, sociales et politiques. Dans cette perspective-là, cette hypothèse favorable est court-circuitée par le fait qu'on a déjà un état de choses objectivement favorable et que, malgré tout, le cours des choses est défavorable.

Oui, aujourd'hui nous sommes dans la remise en question de toutes les valeurs, modèles, etc. Et je perçois cela comme une excellente nouvelle, que les demeures mensongères soient abattues, ainsi que toutes ces illusions préfabriquées d'un schéma mental défectueux qui, en se cassant la gueule, nous laisse en face de l'inconnu, de l'indéterminé.
Je crois que là-dessus, nous sommes d'accord !

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